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car je t’apprendrais que ma haine n’épargne personne, pas même les scélérats. Quant à ton capitaine, ne te flatte pas que ce soit pour toi que je l’aie assassiné ; c’est son uniforme qui l’a condamné, ainsi que cet autre misérable, que je n’ai pas non plus égorgé pour te rendre service, je t’assure.

En parlant ainsi, il avait saisi le bras du noble comte et l’avait entraîné vers le corps couché dans l’ombre. Au moment où il achevait ses protestations, la lumière de la lanterne sourde tomba sur cet objet. C’était un cadavre déchiré et revêtu en effet d’un habit d’officier des arquebusiers de Munckholm. Le chancelier s’approcha avec un sentiment d’horreur. Tout à coup son regard s’arrêta sur le visage blême et sanglant du mort. Cette bouche bleue et entr’ouverte, ces cheveux hérissés, ces joues livides, ces yeux éteints, ne l’empêchèrent pas de le reconnaître. Il poussa un cri effrayant :

— Ciel ! Frédéric ! mon fils !

Qu’on n’en doute pas, les cœurs en apparence les plus desséchés et les plus endurcis recèlent toujours dans leur dernier repli quelque affection ignorée d’eux-mêmes, qui semble se cacher parmi des passions et des vices, comme un témoin mystérieux et un vengeur futur. On dirait qu’elle est là pour faire un jour connaître au crime la douleur. Elle attend son heure en silence. L’homme pervers la porte dans son sein et ne la sent pas, parce qu’aucune des afflictions ordinaires n’est assez forte pour pénétrer l’écorce épaisse d’égoïsme et de méchanceté dont elle est enveloppée ; mais qu’une des rares et véritables douleurs de la vie se présente inattendue, elle plonge dans le gouffre de cette âme comme un glaive, et en touche le fond. Alors l’affection inconnue se dévoile à l’infortuné méchant, d’autant plus violente qu’elle était plus ignorée, d’autant plus douloureuse qu’elle était moins sensible, parce que l’aiguillon du malheur a dû remuer le cœur bien plus profondément pour l’atteindre. La nature se réveille et se déchaîne ; elle livre le misérable à des désolations inaccoutumées, à des supplices inouïs ; il éprouve réunies en un instant toutes les souffrances dont il s’était joué durant tant d’années. Les tourments les plus opposés le déchirent à la fois. Son cœur, sur qui pèse une stupeur morne, se soulève en proie à des tortures convulsives. Il semble qu’il vienne d’entrevoir l’enfer dans sa vie, et qu’il se soit révélé à lui quelque chose de plus que le désespoir.

Le comte d’Ahlefeld aimait son fils sans le savoir. Nous disons son fils, parce qu’ignorant l’adultère de sa femme, Frédéric, l’héritier direct de son nom, avait ce titre à ses yeux. Le croyant toujours à Munckholm, il était bien loin de s’attendre à le retrouver dans la tourelle d’Arbar et à le retrouver mort ! Cependant il était là, sanglant, décoloré ; c’était lui, il n’en pouvait douter. On peut se figurer ce qui se passa en lui quand la certitude de l’ai-