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s’emporter, tantôt remercier Schumacker. Présent et inconnu, il aimait à voir le farouche Schumacker défendre en lui, et contre lui, un ami et un absent ; seulement, il eût voulu que son avocat mît un peu moins d’amertume et d’âcreté dans son panégyrique. Mais, au fond de l’âme, les éloges furieux donnés au capitaine Levin le touchaient plus que les injures adressées au gouverneur de Drontheim ne le blessaient. Attachant sur le favori disgracié son regard bienveillant, il prit le parti de lui laisser exhaler son indignation et sa reconnaissance. Celui-ci enfin, après une longue déclamation contre l’ingratitude humaine, tomba épuisé sur son fauteuil, dans les bras de la tremblante Éthel, en disant d’une voix douloureuse : — Ô hommes ! que vous ai-je donc fait pour vous être fait connaître à moi ?

Le général n’avait pas encore pu arriver au sujet important de sa descente à Munckholm. Toute sa répugnance à tourmenter le captif d’un interrogatoire lui était revenue ; à sa pitié et à son attendrissement se joignaient deux raisons assez fortes ; l’état d’agitation où était tombé Schumacker ne laissait pas espérer qu’il pût répondre d’une façon satisfaisante ; et d’ailleurs, en envisageant l’affaire en elle-même, il ne semblait pas au confiant Levin qu’un pareil homme pût être un conspirateur. Néanmoins, comment partir de Drontheim sans avoir interrogé Schumacker ? Cette nécessité fâcheuse de sa position de gouverneur vainquit une fois encore toutes ses hésitations, et ce fut ainsi qu’il commença, en adoucissant le plus possible l’accent de sa voix :

— Veuillez calmer un peu votre agitation, comte Schumacker.

C’était d’inspiration que le bon gouverneur avait trouvé cette qualification, comme pour concilier le respect dû au jugement de dégradation avec les égards réclamés par le malheur du dégradé, en unissant son titre nobiliaire à son nom roturier. Il continua :

— C’est un devoir pénible pour moi que de venir…

— Avant tout, interrompit le prisonnier, permettez-moi, seigneur gouverneur, de vous reparler d’une chose qui m’intéresse beaucoup plus que tout ce que votre excellence peut avoir à me dire. Vous m’avez assuré tout à l’heure qu’on avait récompensé ce fou de Levin de ses services. Je désirerais vivement savoir comment.

— Sa majesté, seigneur de Griffenfeld, a élevé Levin au rang de général, et depuis plus de vingt ans ce fou vieillit paisiblement, honoré de cette dignité militaire et de la bienveillance de son roi.

Schumacker baissa la tête :

— Oui, ce fou de Levin, auquel il importait si peu de vieillir capitaine, mourra général, et le sage Schumacker, qui comptait mourir grand-chancelier, vieillit prisonnier d’état.