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— On s’aperçoit aisément, Éthel, qu’il y a du sang français dans vos veines.

Cette idée ramena le vieillard, par une transition imperceptible, à des souvenirs, et il continua avec une sorte de complaisance :

— Car ceux qui ont dégradé votre père plus qu’il n’avait été élevé, ne pourront empêcher que vous ne soyez fille de Charlotte, princesse de Tarente, et que l’une de vos aïeules ne soit Adèle ou Édèle, comtesse de Flandre, dont vous portez le nom.

Éthel pensait à toute autre chose.

— Mon père, vous jugez mal le noble Ordener.

— Noble, ma fille ! quel sens donnez-vous à ce mot ? J’ai fait des nobles qui ont été bien vils.

— Je ne veux point dire, seigneur, qu’il soit noble de la noblesse qui se donne.

— Est-ce donc que vous savez qu’il descend d’un jarl ou d’un hersa[1] ?

— Je l’ignore comme vous, mon père. Il est peut-être, poursuivit-elle en baissant les yeux, le fils d’un serf ou d’un vassal. Hélas ! on peint des couronnes et des lyres sur le velours d’un marchepied. Je veux dire seulement d’après vous, mon vénéré seigneur, qu’il est noble de cœur.

De tous les hommes qu’elle avait vus, Ordener était celui qu’Éthel connaissait le plus et le moins tout ensemble. Il était apparu dans sa destinée, pour ainsi dire, comme ces anges qui visitaient les premiers hommes, en s’enveloppant à la fois de clartés et de mystères. Leur seule présence révélait leur nature, et l’on adorait. Ainsi Ordener avait laissé voir à Éthel ce que les hommes cachent le plus, son cœur ; il avait gardé le silence sur ce dont ils se vantent assez volontiers, sa patrie et sa famille ; son regard avait suffi à Éthel, et elle avait eu foi en ses paroles. Elle l’aimait, elle lui avait donné sa vie, elle n’ignorait rien de son âme, et ne savait pas son nom.

— Noble de cœur ! répéta le vieillard, noble de cœur ! Cette noblesse est au-dessus de celle que donnent les rois ; c’est Dieu qui la donne. Il la prodigue moins qu’eux.

Ici le prisonnier leva les yeux vers ses armoiries brisées, en ajoutant :

— Et il ne la reprend jamais.

— Aussi, mon père, dit la jeune fille, celui qui garde l’une se console-t-il aisément d’avoir perdu l’autre.

  1. Les anciens seigneurs en Norvège, avant que Griffenfeld fondât une noblesse régulière, portaient les titres de hersa (baron), ou jarl (comte). C’est de ce dernier mot qu’est formé le mot anglais earl (comte).