Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/173

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’on n’a point recueilli ; et qui pourrait ensuite pénétrer le secret des siècles ?

Le manoir de Vermund le Proscrit, où nos deux voyageurs arrivaient en ce moment, était un de ceux auxquels la superstition rattachait le plus d’histoires surprenantes et d’aventures miraculeuses. À ces murailles de cailloux noyés dans un ciment devenu plus dur que la pierre, on reconnaissait aisément qu’il avait été bâti vers le cinquième ou le sixième siècle. De ses cinq tours, une seulement était encore debout dans toute sa hauteur ; les quatre autres, plus ou moins dégradées, et couvrant de leurs débris le sommet du rocher étaient liées entre elles par des lignes de ruines, lesquelles indiquaient également les anciennes limites des cours dans l’enceinte du château. Il était très difficile de pénétrer dans cette enceinte, obstruée de pierres, de quartiers de rochers, et d’arbustes de toute espèce, qui, rampant de ruine en ruine, surmontaient de leurs touffes les murailles tombées, ou laissaient pendre jusque dans le précipice leurs longs bras flexibles. C’est à ces tresses de rameaux que venaient souvent, disait-on, se balancer, au clair de lune, des âmes bleuâtres, esprits coupables de ceux qui s’étaient volontairement noyés dans le Sparbo ; ou que le farfadet du lac attachait le nuage qui devait le remmener au lever du soleil. Mystères effrayants, dont avaient été plus d’une fois témoins de hardis pêcheurs, quand, pour profiter du sommeil des chiens de mer[1], ils osaient la nuit pousser leur barque jusque sous le rocher d’Oëlmœ, qui s’arrondissait dans l’ombre, au-dessus de leur tête, comme l’arche rompue d’un pont gigantesque.

Nos deux aventuriers franchirent, non sans peine, la muraille du manoir, à travers une crevasse, car l’ancienne porte était encombrée de ruines. La seule tour qui, ainsi que nous l’avons dit, fût restée debout, était située à l’extrémité du rocher. C’était, dit Spiagudry à Ordener, celle du sommet de laquelle on apercevait le fanal de Munckholm. Ils s’y dirigèrent, quoique l’obscurité fût en ce moment complète. La lune était entièrement cachée par un gros nuage noir. Ils allaient gravir la brèche d’un autre mur, pour pénétrer dans ce qui avait été la seconde cour du château, quand Benignus s’arrêta tout court, et saisit brusquement le bras d’Ordener, d’une main qui tremblait si fort, que le jeune homme lui-même en était ébranlé.

— Quoi donc ?… dit Ordener surpris.

Benignus, sans répondre, pressa son bras plus vivement encore, comme pour lui demander du silence.

— Mais… reprit le jeune homme.

  1. Les chiens de mer sont redoutés des pêcheurs, parce qu’ils effraient les poissons.