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I


J’ai dit à l’Océan : — Salut ! veux-tu, que j’entre,
O gouffre, en ton mystère, ô lion, dans ton antre ?
J’arrive du milieu, des hommes asservis.
Gouffre, je ne sais plus au juste si je vis ;
J’ai ce cadavre en moi, la conscience humaine ;
Et je sens cette morte immense qui me mène.
Quoique tuée, elle est vivante encor pour moi.
Mais ai-je sur la face assez d’ombre et d’effroi
Pour être justicier, réponds, mer insondable ?
Je voudrais être mort pour être formidable.
Les morts dans leur prunelle ont un tel inconnu
Que le tyran frissonne ainsi qu’un enfant nu
Quand sur lui ce regard de sépulcre s’appuie.
Mer, puisque le soldat, valet d’un traître, essuie
Une infamie avec les plis de son drapeau,
Puisque le prêtre met en vente son troupeau
Et jette on ne sait quel Te Deum 2 à l’abîme,
Horreur ! puisque le juge est juge au nom d’un crime,
Puisque les trahisons remplacent les exploits,
Puisque nous n’avons plus que des ombres de lois,
Puisqu’on a poignardé la France entre deux portes,
Mer, j’aimerais mieux être avec les choses mortes
Qu’avec tous les vivants de ce monde âpre et vil.
Le nuage, où parfois s’ébauche un noir profil,
Prouve qu’il peut tomber un éclair d’un fantôme.
Du linceul d’Isaïe il sort un sombre psaume.
Je voudrais n’être rien qu’un aspect irrité,
Une apparition d’ombre et de vérité.
A force d’être une âme on cesse d’être un homme ;