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XXXVII Une nuit je rêvais,


Une nuit je rêvais, et je vis dans mon rêve
Une plaine sans bords pareille aux flots sans grève,
Ouverte à tous les vents comme les vastes mers.
C’était un de. ces lieux inquiets et déserts
Où flotte encor le bruit confus des multitudes,
Où l’on sent à travers les mornes solitudes,
Aux palpitations dont frémit l’air troublé,
Quelque peuple inconnu, comme une onde écoulé.
Cette plaine était rousse, immense, triste et nue,
Sans une goutte d’eau pour refléter la nue.
Pas un champ labouré, pas un toit. Nul témoin,
Nul passant. Seulement on y voyait au loin
De grands lions de pierre, étranges et superbes,
De distance en distance isolés dans les herbes.
Immobiles, debout sur des granits sculptés
Qu’étreignaient les buissons par le vent agités,
Tous ayant quelque fière et terrible posture,
Ils semblaient, au milieu de la sombre nature
Qui rayonnait dans l’ombre à mon oeil ébloui,
Ecouter la rumeur d’un monde évanoui.

Qu’est-ce que ces lions faisaient dans cette plaine ?
Peut-être y gardaient-ils quelque mémoire vaine,
Quelque grand souvenir dans l’ombre descendu,
Comme des chiens pensifs dont le maître est perdu ?
Etaient-ce des rochers ? Etaient-ce des fantômes ?
Peut-être avaient-ils vu tomber bien des royaumes.
Qui sait ? avant ces temps obscurs, profonds, lointains,
Où l’histoire à tâtons perd ses flambeaux éteints,
Où la tradition indistincte s’émousse,
Peut-être étaient-ils là, déjà rongés de mousse ?