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serait «l’Âne et le Philosophe». Cédant à ce goût passionné de l’antithèse qui est comme le pas et l’allure de son esprit, M. Victor Hugo a choisi pour représenter l’extrême effort de la spéculation métaphysique le plus abstrait des abstracteurs de quintessence, l’auteur de la Critique de la Raison pure, Emmanuel Kant, et il a en regard symbolisé la révolte de la nature vivante contre l’abus de l’esprit d’analyse dans l’animal décrété d’ignorance entre tous les animaux, le maître Aliboron de la satire, le baudet dont les longues oreilles servent de type au chapeau de papier avec lequel les maîtres d’école coiffent l’élève paresseux, — l’Âne — et c’est Aliboron qui a gain de cause sur le philosophe de Kœnigsberg.

... Le malheur de cette discussion philosophique c’est. . . que la fin contredit le commencement et que la conclusion va à l’encontre des prémisses. En cela M. Victor Hugo subit le sort commun de tous ceux qui ont cherché à dénouer ce nœud gordien de l’énigme du mal. De plus forts que lui dans le domaine de la réflexion, le grand Leibnitz en tête, y ont brisé leurs poignets. Il est certain que le mal existe puisque nous jugeons qu’il y a du mal et qu’un tel jugement suppose une comparaison entre ce qui est et ce qui devrait être. S’il est un Dieu, c’est-à-dire une solution du problème qui corresponde aux exigences de notre raison et de notre cœur, comment concilier l’existence de ce Dieu paternel avec celle du mal ? S’il n’est pas de Dieu, c’est-à-dire si le monde se réduit à une évolution mécanique — véritable tautologie qui donne comme résultat final précisément la même somme de forces qu’au point de départ, — comment expliquer l’appétit du sublime, tout le drame moral de notre effort intérieur, nos mécontentements et nos rébellions ? Comment concevoir qu’une créature issue du monde juge le monde et que l’effet dépasse la cause en la condamnant ? Il n’y a qu’un agenouillement ou qu’un désespoir qui donne le mot de l’énigme dans un sens ou dans l’autre. M. Victor Hugo choisit l’agenouillement comme Schopenhauer choisit le désespoir. Philosophiquement les deux conclusions ont la même valeur : elles ne prouvent qu’un état particulier de l’esprit qui conclut.

... Il a dans la racine de ses cheveux que l’âge a blanchis, comme le poil d’un vieux loup, ce frisson sacré qui se perd si vite par la lecture et la ratiocination. Il sent jusqu’à la terreur, qu’en discutant sur la vie et la mort, sur l’âme et son Dieu, il discute, non pas d’entités scolastiques, mais d’objets réels. Le terme destinée, le terme malheur, le terme bonheur, ne sont pas pour lui des vocables vides, il en saisit toute la substance solide, et quand il s’écrie :

Je regarde rouler le monde comme un dé, c’est que vraiment, j’allais dire physiquement, cette vision a traversé son cerveau et a remue ses nerfs.

. . . Les philologues contemporains définissent le langage un organisme. L’auteur de l’Âne ne se contente pas de croire à cette définition, il la pratique et la pousse à ses dernières limites. M. Louis Veuillot a cru décocher une épigramme sanglante au recueil des Chansons des rues le jour où il a dit : «C’est le plus bel animal de la langue.» J’imagine que M. Victor Hugo, s’il a lu cette phrase, a dû sourire, et ce n’est que justice. Il est certain qu’un mot, pris en lui-même et considéré à part de toute phrase , dans les colonnes du dictionnaire, existe d’une existence indépendante, avec une physionomie et une physiologie à lui. Il est un individu d’une espèce, et le sens de cette individualité crée l’écrivain. Ce fut le don de Rabelais, celui de Saint-Simon, celui de Chateaubriand, que ce flair du vocable, et c’est aussi le don de M. Victor Hugo. Ce don exercé par soixante années de travail quotidien est, chez lui, à l’heure présente, de premier ordre. Les vers sortent de la page avec un relief qui donne l’impression exacte d’un contour. Si la poésie est, comme l’indique l’étymologie, une création, nul n’est plus poète que M. Victor Hugo, car chaque adjectif, chaque substantif, chaque verbe devient comme une cellule de cette créature articulée qui est la phrase.

. . . Combien de poètes dans la jeune école sont de taille à manier cet arc d’Ulysse que le vieux maître tend avec une superbe allure de héros invaincu ?

Le Charivari.

Pierre VÉRON.

(27 octobre 1880.)

. . . Victor Hugo a ce don suprême — qui n’appartient qu’au génie — de pouvoir ana-