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Le National.

Théodore DE BANVILLE.

(1er novembre 1880.)

. . . Oh ! ces vers irrités, indignés, ironiques, ils sonnent à nos oreilles comme un cri de triomphe et de victoire ; ils nous vengent des humiliations, des avanies, des ennuis profonds que nous ont imposés les cuistres, et de toute cette science malsaine qu’on nous a entonnée de force, comme la pâtée aux dindons. Oui, voilà comment l’Homme se conduit vis-à-vis des enfants.

... Tel est le goût du vulgaire (pauvre ou riche, ou illustre et doré sur toutes les coutures ) pour la poésie plate, vide, incolore, inarticulée, sans vertèbres et sans rimes, comme l’a chérie le xviii’ siècle, que toujours on y revient, par un chemin ou par un autre, par le chemin de la tradition prétendue classique ou par celui de la prétendue vérité familière. Et à force d’entendre cette poésie froide et sourde qui tombe goutte à goutte des crânes idiots, comme l’eau suinte du rocher, on arrive à se dire que ces gens là ont peut-être raison, que les choses doivent être ainsi, et qu’au bout du compte cette poésie facile à vivre et qui ne dérange pas les habitudes prises est peut-être la bonne.

Mais tout à coup voici un flot, un torrent déchaîné qui se précipite avec un souffle d’ouragan et un bruit de tonnerre ; c’est le flot révolté qui bondit, chante, foudroie, brille au soleil, et emporte en se jouant les boules de verre, les jets d’eau artificiels, les statuettes, les fausses rocailles et les kiosques chinois de la villa bourgeoise ; c’est un nouveau poème de Hugo ! Ô joie ! ô surprise ! ô délivrance ! de nouveau voici les mots qui peignent les éclats d’amour, les caresses de syllabes sonores, l’imagination claire et divine de la rime, les trouvailles sublimes comme celle-là : Du paradis des anges encore ivre, proie adorable que l’esprit, comme un faucon rapide, est allé chercher en plein ciel ; voici la lyre qui s’éveille et frémit, pleine de chants et de sanglots, et l’impatient Pégase qui de son sabot frappe la terre fleurie et de la fumée de ses narines laisse tomber des perles, des opales, mille pierres précieuses, et ouvre vers l’azur ses ailes éperdues. Eh bien ! non, grâce au ciel, ce n’étaient pas les amants de la niaiserie et de la platitude qui avaient raison ; tout cela, leurs sottes règles, leur haine des beaux mots, leur adoration de la brume, du lieu commun et de la rime absente, ce n’était pas la vérité ; Hugo a parlé de sa grande voix douce et terrible et tout cela se dissipe et s’enfuit comme un mauvais rêve ! Qui que tu sois, pauvre, humble poète ignoré, non lu, non écouté, mais en qui vivent l’enthousiasme et la flamme sacrée, tu peux chanter et reprendre courage ; tu n’es pas seul puisqu’il y a lui et toi, et puisque ton existence comme goutte d’eau est affirmée par l’existence radieuse de cet océan !

Le Télégraphe

Jules LEVALLOIS.

(26 octobre 1880.)

... Je ferai pour l’Ane ce que j’ai fait à cette même place pour Religions et Religion. Autant que possible j’en déterminerai le véritable sens, j’en expliquerai l’intention droite et haute. Le seul danger, en effet, que courent les dernières créations de Victor Hugo, c’est d’être mal comprises par les simples ou perfidement interprétées par d’habiles adversaires. 11 convient donc à leur sujet de prévenir ou de dissiper toute équivoque.

L’âne dont il est question dans le nouveau poème est un quadrupède fort extraordinaire. D’abord il parle ; mais ce n’est pas là ce qu’il y a de plus singulier puisque l’ânesse de Balaam prophétisait ; il a étudié, c’est déjà mieux ; enfin il raisonne comme un docteur émérite, et à coup sûr il doit être ferré sur la dialectique, car il prend à partie le plus rude logicien des temps modernes, Emmanuel Kant.

Il me semble que le choix de l’interlocuteur n’est pas heureux. S’il s’agit de l’érudition spéciale, quelque peu étroite et servile, de ce que l’auteur appelle avec une sévérité excessive la cuistrerie, Kant, bien qu’il fût profondément instruit, ne saurait en aucune façon la personnifier. Le baudet satirique veut-il au contraire railler la prétention des métaphysiciens à trouver, à posséder la certitude, le reproche n’atteint guère le philosophe prudent et loyal qui a mitigé, par les réserves de la Raison pratique, les hardiesses et les affirmations de la Raison pure. En fait d’érudits il aurait mieux valu prendre Juste Lipse ou Scaliger ; en fait