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COLÈRE DE LA BÊTE.

Le cardinal voit-il mieux que l’enfant de chœur ?
L’ombre a la face grave et le profil moqueur ;
Et l’ombre, tu le sais, ô Kant, c’est la science.
Sur le premier venu fais-en l’expérience.
Vois, cet homme a blêmi sur sa bible ; voici
Qu’il est vieux ; l’homme est chauve et le livre est moisi ;
Les cheveux ont passé de l’homme sur le livre ;
L’homme a voulu tout voir, tout savoir, tout poursuivre,
Tout avoir ; secouer le linceul pli par pli ;
Il s’est rassasié, repu, gavé, rempli ;
Il sait toute la langue et toute la pensée,
Et la géométrie et la théodicée,
La légende crédule et le chiffre sournois ;
Il sait l’assyrien, le persan, le chinois,
L’arabe, le gallois, le copte, le gépide,
Le tartare, le basque ; eh bien, il est stupide.
Au fond de cette tête où s’accouple et se fond
Tout l’idéal avec tout le réel, au fond
De ce polytechnique et de ce polyglotte,
L’immensité du vide et du tombeau sanglote.

Oh ! ces sophistes lourds, ces casuistes froids,
De la tourbe ahurie exploitant les effrois,
Tous ces fakirs, latins, grecs, sanscrits, hébraïques,
Tous ces gérontes noirs, tonsurés ou laïques,
Tous ces pharisiens de l’explication,
Ceux-ci venant de Rome et ceux-là de Sion ;
Tous ayant leur koran, leur joug, leur évangile,
Leur bible de papier ou leur autel d’argile,
Jurant par Aristote ou par Thomas d’Aquin,
Pour trouver l’éternel furetant un bouquin ;
Bègues, sourds ; demandant à leur dictionnaire
Le mot, que l’aigle entend murmurer au tonnerre ;
Pas un ne comprenant ce splendide credo
Qui s’étoile le soir aux plis du noir rideau,
Pas un ne se laissant aller, l’âme penchante,
À l’attendrissement du point du jour qui chante,