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LA PITIÉ SUPRÊME.


Avait-il mérité l’exception terrible ?
Ô Dieu qui vannes l’homme aux trous noirs de ton crible
Et qui sèmes au vent ce grain prédestiné,
N’avait-il donc pas droit, ce triste nouveau-né,
Comme tous les enfants qui naissent pêle-mêle,
Au chaume, au galetas, aux souliers sans semelle,
Au haillon laissant voir la maigreur du genou,
Au liard du ruisseau qu’on fouille avec un clou ?
N’avait-il donc pas droit à la sainte misère ?
Le faire prince et monstre, était-ce nécessaire ?
Louvres payés trop cher ! ô Kremlins, Alhambras,
Couronne, orgueil du front, sceptre, splendeur du bras,
Marches du trône, éclat, pouvoir, lits de parade,
Fronts courbés, fauteuil d’or de la royale estrade,
Dais de pourpre à travers un nuage aperçu,
Comme il eût dit : jamais ! jamais ! s’il avait su
Tout ce que vous cachez d’ombre et de précipice !
L’enfant ramassé nu sur le seuil de l’hospice
Ignore ce velours, ignore ce sapin ;
Il est béni ! Râler sans toit, sans feu, sans pain,
Être le nourrisson à qui, pâle et flétrie,
L’âpre indigence tend sa gorge de furie,
Oh ! plutôt qu’être infant, césaréwitz, dauphin,
Mendier, grelotter, avoir froid, avoir faim,
Être le chien humain d’un vil troupeau qui broute,
Garder les porcs, casser des pierres sur la route !
L’homme de l’arsenal qui traîne des fardeaux
Ayant comme un cheval des bricoles au dos,
Le chanteur de la rue à qui le souffle manque,
Le geindre gémissant la nuit, le saltimbanque
Attendant qu’on lui jette un sou dans son chapeau,
Le pêcheur qui toujours a de l’eau sur la peau,
Le nègre entortillant ses fers d’une guenille
Pour ne pas trop sentir le froid de la manille,
Les mineurs enfouis dans leur puits ténébreux,
Ceux-là sont les choisis, ceux-là sont les heureux !
Oh ! je le crie, avant qu’il fût né, qu’on réponde,