Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Poésie, tome IX.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
118
LA PITIÉ SUPRÊME.

V

Hélas ! je me suis pris la tête dans les mains ;
J’ai contemplé la brume, éclairé les chemins,
J’ai songé ; j’ai suivi de l’œil de la pensée
La grande caravane humaine dispersée
Tantôt dans les bas-fonds, tantôt sur les sommets,
Avec ses chameliers, avec ses Mahomets,
Marchant sans but, sans ciel, sans soleil, sans patrie,
Blême troupeau montrant son épaule meurtrie,
Son dos sombre où l’on peut compter les nœuds du fouet ;
Tandis qu’au loin le vent ténébreux secouait
Les barques sur la mer et sur les monts l’yeuse ;
Tandis que, du cadran parque mystérieuse,
L’heure, coupant dans l’air, sur la terre et les eaux,
Toutes sortes de fils avec ces noirs ciseaux,
Ouvrait et refermait l’angle des deux aiguilles ;
Tandis qu’ainsi qu’un homme est derrière des grilles,
Le jour pâle attendait l’instant de remonter,
Lugubre, j’ai passé des nuits à méditer,
À regarder dans l’ombre informe ce qui rampe,
Oubliant de moucher la mèche de ma lampe,
Et, penché sur les fils orageux de Japhet,
Grave, et n’ayant qu’un but, la justice, j’ai fait
Devant ma conscience austère comparaître
L’homme qui fut le roi, l’homme qui fut le prêtre ;
J’ai passé la revue étrange des tyrans ;
Ces flamboyants voleurs appelés conquérants
Ont répondu, pensifs, à l’interrogatoire.
Les princes, les héros, les chefs, toute l’histoire,
Ce Cambyse, le monstre idéal, qui mettait
Un bâillon même au lâche immonde qui se tait,
Les imans, les sultans, ces convulsionnaires