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Tantôt, domptant d’un mot mon orgueil aux abois,
Ta main d’un fil léger embarrasse mes doigts,
Tu m’apprends à parer la gaze transparente
De ces dessins, tracés par l’aiguille savante,
Et souvent tu souris, quand j’ai, tant bien que mal,
Enrichi d’un feston ton voile virginal.
Mais aussi quelquefois, si la mélancolie
Remplace dans ton coeur l’attrayante folie,
Tu t’assieds près de moi sous des bocages verts,
Et ton tendre regard me demande des vers.
Alors, ô mon Eglé, si je saisis ma lyre,
Mon ardeur te transporte et ma verve t’inspire ;
Tu chantes, et j’admire, à mon tour étonné,
Un talent qui me manque et que je t’ai donné.

  Ô force de l’exemple, invincible magie !
Voyez ce Czar, fameux par sa mâle énergie,
Pierre, pour éclairer ses peuples ignorants,
Descendre à leur niveau, se mêler dans leurs rangs.
D’abord, peu soucieux de sa grandeur suprême,
Dans les arts qu’il leur montre il s’est instruit lui-même ;
On l’a vu, tour à tour despote et charpentier,
En sortant d’un palais entrer dans un chantier,
Boire avec un marin, serrer la main des princes,
Et des arts de l’Europe enrichir ses provinces.
Jaloux de tant de rois dominateurs des mers,
Le Czar avec douleur a vu ses ports déserts,
Il lui faut des vaisseaux : lui-même il les commence,
Et sur un frêle esquif fonde une flotte immense [1].
Il ne peut, méprisé des autres potentats,
D’un rempart de guerriers entourer ses états ;
Ses Calmoucks, ses Baskirs, phalanges voyageuses,
Ne quittent qu’à regret leurs cavernes fangeuses,
Et, marchant en désordre, et sans chefs et sans lois,
Fuiraient au seul aspect d’un grenadier hongrois.
Le Czar veut se créer une invincible armée,
Ce grand projet domine en son âme enflammée,
Rien ne lui coûte, et, loin des pompes de sa cour,
Pour former ses soldats, le Czar se fait tambour.
C’est ainsi que, chassant l’ignorance endurcie,
L’exemple d’un seul homme éveilla la Russie.

  1. On voit encore à Saint-Pétersbourg le bateau que Pierre le Grand construisit, aidé du baron Lefort, et qui fut le premier navire de la marine russe.