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est beau sans les règles, d’une littérature artificielle ou d’une poésie originale !

On nous objectera que la forêt vierge cache dans ses magnifiques solitudes mille animaux dangereux, et que les bassins marécageux du jardin français recèlent tout au plus quelques bêtes insipides. C’est un malheur sans doute ; mais, à tout prendre, nous aimons mieux un crocodile qu’un crapaud ; nous préférons une barbarie de Shakespeare à une ineptie de Campistron.

Ce qu’il est très important de fixer, c’est qu’en littérature comme en politique l’ordre se concilie merveilleusement avec la liberté ; il en est même le résultat. Au reste, il faut bien se garder de confondre l’ordre avec la régularité. La régularité ne s’attache qu’à la forme extérieure ; l’ordre résulte du fond même des choses, de la disposition intelligente des éléments intimes d’un sujet. La régularité est une combinaison matérielle et purement humaine ; l’ordre est pour ainsi dire divin. Ces deux qualités si diverses dans leur essence marchent fréquemment l’une sans l’autre. Une cathédrale gothique présente un ordre admirable dans sa naïve irrégularité ; nos édifices français modernes, auxquels on a si gauchement appliqué l’architecture grecque ou romaine, n’offrent qu’un désordre régulier. Un homme ordinaire pourra toujours faire un ouvrage régulier ; il n’y a que les grands esprits qui sachent ordonner une composition. Le créateur, qui voit de haut, ordonne ; l’imitateur, qui regarde de près, régularise ; le premier procède selon la loi de sa nature, le dernier suivant les règles de son école. L’art est une inspiration pour l’un ; il n’est qu’une science pour l’autre. En deux mots, et nous ne nous opposons pas à ce qu’on juge d’après cette observation les deux littératures dites classique et romantique, la régularité est le goût de la médiocrité, l’ordre est le goût du génie.