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qu’il peut pour mourir voluptueusement. Il se met dans un bain tiède, relit l’ordre de Néron, récite quelques vers d’amour, puis prend un couteau et se coupe les quatre veines ; cela fait, il regarde son sang couler, écarte la coupure d’une veine avec ses doigts, puis l’autre, les bouche, les rouvre, tantôt c’est le bras droit, tantôt c’est le bras gauche, et il dit en riant à ses amis : Amant alterna camenœ.

Certes, c’est là une attitude superbe devant l’ombre ; mais c’est plutôt bien faire sa sortie que bien mourir. Bien mourir, c’est mourir comme Léonidas pour la patrie, comme Socrate pour la raison, comme Jésus pour la fraternité. Socrate meurt par intelligence, et Jésus par amour ; il n’est rien de plus grand et de plus doux. Heureux entre tous ceux dont la mort est belle ! L’âme, momentanément arrêtée ici-bas dans l’homme, mais consciente d’une destinée solidaire avec l’univers, leur doit ce contentement de pouvoir associer l’idée de beauté à l’idée de mort, vague preuve d’avenir qui satisfait l’âme confusément.

Que ces méditations-là soient abstruses, qui le nie ? Mais pas de noble esprit qui n’en soit tenté. Ce qu’il y a d’abîme en nous est appelé par ce qu’il y a d’abîme hors de nous. Ces épaisseurs plaisent à l’intelligence ; selon que l’esprit qui songe est plus ou moins grand, le rayon visuel de la pensée s’y enfonce à des profondeurs diverses. L’essai de comprendre, c’est là toute la philosophie. La création est un palimpseste à travers lequel on déchiffre Dieu. Le grand obscur se dérobe, mais veut être poursuivi. L’énigme, cette Galatée formidable, fuit sous les prodigieux branchages de la vie universelle, mais elle vous regarde et désire être vue. Ce sublime désir de l’impénétrable, être pénétré, fait éclore en vous la prière.

Peu à peu l’horizon s’élève, et la méditation devient contemplation ; puis il se trouble, et la contemplation devient vision. On ne sait quel tourbillon d’hypothétique et de réel, ce qui peut être compliquant ce qui est, notre invention du possible nous faisant à nous-même illusion, nos propres conceptions mêlées à l’obscurité, nos conjectures, nos rêves et nos aspirations prenant forme, tout cela chimérique sans doute, tout cela vrai peut-être, des apparitions d’âmes dans des éclairs, des passages rapides de linceuls, de doux visages aimés s’ébauchant dans des transparences inexprimables, de fuyants sourires dans la nuit, le prodigieux songe de l’immanence entrevue, quel vertige ! Les apocalypses viennent de là. Vous pouvez retrancher ceci au philosophe, mais vous ne le retrancherez pas au poëte. Depuis Job jusqu’à Voltaire, tout poëte a sa part de vision. Une certaine grandeur sidérale est attachée à cette folie. Dans cette démence auguste, il y a de la révélation. Etre ce visionnaire possible, et cependant rester le sage, c’est à cette faculté surhumaine qu’on reconnaît les suprêmes esprits.

Nous ne sommes, certes, pas de ceux qui veulent absolument