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cosmique. Qui les voit tous les trois est au sommet. Il est l’esprit cubique. Il est le génie.

L’observation donne Sedaine. L’observation, plus l’imagination, donne Molière. L’observation, plus l’imagination, plus l’intuition, donne Shakespeare. Pour monter sur la plate-forme d’Elseneur pour voir le fantôme, il faut l’intuition.

Ces trois facultés s’augmentent en se combinant. L’observation de Molière est plus profonde que l’observation de Sedaine, parce que Molière a, de plus que Sedaine, l’imagination. L’observation et l’imagination de Shakespeare creusent plus avant et montent plus haut que l’observation et l’imagination de Molière, parce que Shakespeare a, de plus que Molière, l’intuition.


Comparez Shakespeare et Molière par leurs créations analogues, comparez Shylock à Harpagon et Richard III à Tartuffe, Timon d’Athènes même à Alceste, et voyez quelle philosophie plus sagace et plus vivante ! C’est que Shakespeare vit la vie tout entière. Il est au zénith. Rien n’échappe à cet œil culminant. Il est en haut par la prunelle et en bas par le regard. Il est tragédie en même temps que comédie. Ses larmes foudroient. Son rire saigne. Essayez une autre confrontation plus saisissante encore. Mettez la statue du commandeur en présence du spectre de Hamlet. Molière ne croit pas à sa statue, Shakespeare croit à son spectre. Shakespeare a l’intuition qui manque à Molière. La statue du commandeur, ce chef-d’œuvre de la terreur espagnole, est une création bien autrement neuve et sinistre que le fantôme d’Elseneur ; elle s’évanouit dans Molière. Derrière l’effrayant soupeur de marbre, on voit le sourire de Poquelin ; le poëte, ironique à son prodige, le vide et le détruit ; c’était un spectre, c’est un mannequin. Une des plus formidables inventions tragiques qui soient au théâtre, avorte, et il y a à cette table du Festin de Pierre si peu d’horreur et si peu d’enfer qu’on prendrait volontiers un tabouret entre Don Juan et la statue. Shakespeare, avec moins, fait beaucoup plus. Pourquoi ? parce qu’il ne ment pas ; parce qu’il est tout le premier saisi par sa création. Il est son propre prisonnier. Il frissonne de son fantôme et il vous en fait frissonner. Elle existe, elle est vraie, elle est incontestable, cette figure noire qui est là debout avec son bâton de commandement. Ce spectre est de chair et d’os ; chair de nuit et os de sépulcre. Toute la nature est convaincue, est terrible autour de lui. La lune, face pâle à demi cachée sous l’horizon, ose à peine le regarder.

Mettez au contraire Shakespeare à côté d’Eschyle, l’approche est redoutable, même pour Shakespeare. C’est lion contre lion. Vous confrontez deux