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tre et beaucoup d’esprit. C’est à lui qu’un passant émerveillé disait : Ah ! monsieur de Rougemont, comme vous êtes gros ! Mais vous l’avez bien mérité.


Les grands écrivains font l’enrichissement des langues, les bons traducteurs en retardent l’appauvrissement.

Le dépérissement des idiomes est un remarquable phénomène métaphysique qui veut être étudié.

Un idiome ne se défait qu’en en faisant un autre, quelquefois plusieurs autres. Une gestation se mêle à son agonie. Pour de certains insectes, la mort est une ponte. Il en est de même pour les langues.

La mort des langues commence par un épaississement de l’idiome qui lui ôte sa transparence. Les mots prennent de l’opacité, la prononciation s’alourdit dans la même mesure, et les rapports entre les syllabes deviennent autres. Cet épaississement tient à la quantité de temps écoulé qui frappe la langue de sénilité, et non, comme on le dit si frivolement, à l’introduction des idées nouvelles. Les idées nouvelles, étant jeunes, sont saines, communiquent leur verdeur à l’idiome, et loin de le ruiner, le conservent. Quelquefois elles le sauvent. Cependant si la disparition de l’idiome doit avoir lieu, l’épaississement augmente ; l’obscurité envahit certaines zones du langage, la logique de là langue s’altère, les analogies s’effacent, les étymologies cessent de transparaître sous les mots, une orthographe vicieuse attaque les racines irrévocables, de mauvais usages malmènent ce qui reste du bon vieux fonds de l’idiome. L’agonie arrive : les voyelles meurent les premières : les consonnes persistent. Les consonnes sont le squelette du mot. Plus tard elles aideront à retrouver l’étymologie. Un mot se conclut des consonnes comme un animal des ossements. La carcasse suffit pour refaire le vocable comme pour reconstruire la bête.

Peu à peu la désuétude croissante de l’idiome condamné crée un demi-idiome, peu organisé, embryonnaire, qui s’interpose entre l’ancien qui va mourir et le nouveau qui doit naître. Ce demi-idiome, lichen, parasite, ténia, maladie, s’attache à l’ancien, y plonge ses racines, le tapisse pour ainsi dire en dessous, devient sa dartre et sa lèpre, s’en nourrit et le fatigue. Il est petit, informe, difforme ; il y a du monstre dans ce nain. La succion de l’avorton exténue le géant. Ainsi le roman épuise la latin. Ce soutirage de force tue à la longue l’idiome le plus robuste. L’idiome parasite, n’étant que provisoire, meurt également. Il ne peut vivre sans support. Le gui ne survit pas au chêne. C’est ainsi qu’à l’heure où le latin expire, le roman se décompose, et alors la place est faite à de nouvelles langues complètes et viables, filles de la grande aïeule morte, et l’on voit poindre sur le même sol l’italien, et au sud l’espagnol, et au nord le français. La pensée humaine, pourvue de nouveaux organes, peut maintenant reprendre la parole.

Elle le fait, sans diminution. L’italien de Dante vaut le latin de Tacite.

Ces transitions d’un idiome à l’autre, du passé à l’avenir, de la décrépitude à l’aurore, de la mort à la vie, sont laborieuses. Les traductions y aident, les apprêtent de longue main, les adoucissent, les facilitent. Dans toute traduction il y a de l’amalgame. Les transformations de langues ont besoin d’une mixture préalable. Cet amalgame du fond commun des idiomes est une préparation.