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ion de ne point aller jusqu’à la déchirure, cette traction sur l’idiome le développe et l’agrandit.

L’esprit humain est plus grand que tous les idiomes. Les langues n’en expriment pas toutes la même quantité. Chacune puise dans cette mer selon sa capacité. Il est dans toutes plus ou moins pur, plus ou moins trouble. Les patois puisent avec leur cruche. Les grands écrivains sont ceux qui rapportent le plus de cet infini. De là l’incompréhensible quelquefois, l’intraduisible souvent. Le Sunt lacrymœ rerum est une goutte de l’immensité. Toute la profondeur est dans ce mot. Virgile, au moment où il le dit, égale et peut-être dépasse Dante.

Ce mot, entre tous, est irréductible à la traduction. Cela tient à sa sublimité concrète, composée de tout le fatalisme antique résumé et de toute la mélancolie moderne entrevue. Chose qui semble extraordinaire à ceux qui ne méditent point habituellement sur ces vastes problèmes de linguistique, ce mot littérairement traduit en français, n’offre aucun sens. Aucune femme ne comprendra il est des pleurs de choses, et toute femme porte en elle le Sunt lacrymœ rerum.

La question philologique n’est pas autre chose que la question métaphysique. Les traducteurs y jettent beaucoup de lumière. Pas d’étude philosophique plus utile et plus surprenante que ces superpositions de langues. Les langues ne s’ajustent pas. Elles n’ont point la même configuration ; elles n’ont point dans l’esprit humain les mêmes frontières. Il les déborde de toutes parts, elles y sont immergées, avec des promontoires différents plongeant plus ou moins avant dans des directions diverses. Où un idiome s’arrête, l’autre continue. Ce que l’un dit, l’autre le manque. Au delà de tous les idiomes, on aperçoit l’inexprimé, et au delà de l’inexprimé, l’inexprimable.

Le traducteur est un peseur perpétuel d’acceptions et d’équivalents. Pas de balance plus délicate que celle où l’on met en équilibre les synonymes. L’étroit lien de l’idée et du mot se manifeste dans ces comparaisons des langages humains. La fameuse distinction de la forme et du fond, qui a servi de base il y a trente ans â toute une critique écroulée aujourd’hui, apparaît ici dans sa puérilité. Forme et fond adhèrent au point que dans beaucoup de cas, le fond se dissout si la forme change. On vient d’en voir l’exemple dans le Sunt lacrymœ rerum. Dira-t-on que c’est la pensée qui manque ? Jamais pensée ne fut plus haute. Dans d’autres cas, le fond ne se dissout pas, mais se dénature. L’idée, traduite par les mots rigoureusement correspondants, devient autre. Traduisez en français littéral le Plenus rimarum sum hac atque ilïac perfiuo, l’idée se métamorphose au passage ; en latin, c’est, à votre choix, l’indiscrétion comique ou l’inspiration lyrique ; en français, c’est le suintement purulent d’un lépreux couvert d’ulcères. Toute langue est propriétaire d’un certain nombre de sens. Elle a ceux-ci et n’a point ceux-là. Ce profond sous-entendu est caché sous cette locution banale : telle langue est riche, telle langue est pauvre. Les grands écrivains sont les enrichisseurs des langues. Les écrivains créent des mots, la foule sécrète des locutions ; le peuple et le poëte travaillent en commun. Homère et la Halle font assaut de métaphores. Shakespeare rivalise d’audace triviale et sublime avec John Bull.

Mais quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent tout prendre à l’esprit humain et tout donner à la langue. Le tout n’appartient qu’au Verbe. Ici éclaté l’identité de l’esprit