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pas suivi le grec. » Cette note d’ailleurs est une ritournelle. Elle revient sans cesse dans les traductions de l’ancien régime. À chaque instant on lit en marge : « il y a dans le texte ceci : etc.. ». En d’autres termes : je saisis cette occasion pour vous faire savoir que je suis un traducteur qui ne traduit pas. Bitaubé enchérit sur Mme Dacier. Mme Dacier se risque à écrire {Iliade, chant XIX) : « Agamemnon parle de sa place sans se lever. » Sans se lever est bas ; Bitaubé rectifie : « sans porter ses pas au milieu de l’assemblée ». Où Homère dit : « Pallas parle », Bitaubé traduit : « elle l’accompagne de sa voix terrible ». La flèche de Teucer qui atteint Clitus « le prend par derrière ». Derrière est choquant ; Bitaubé dit : le frappe à la tête. Plutarque observe que le cuir d’un bœuf tué est plus solide que le cuir d’un bœuf mort, et qu’Homère, à cause de cela, a attaché le casque de Paris avec une courroie « faite du cuir d’un bœuf tué ». Ces exactitudes sont des beautés. Bitaubé ne le pense pas, et traduit : « forte courroie ». Au chant XXI de L’Iliade, Junon, tendrement, tirant d’une infirmité une caresse, ce que Plutarque admire avec raison, Junon appelle Vulcain « mon boiteux ». Bitaubé traduit : « ô mon fils ! » Neptune dit à Apollon : « Laomédon jura qu’il nous couperait les oreilles ». Bitaubé traduit : « que son épée nous laisserait une marque ineffaçable d’ignominie ». La pierre jetée par Ajax à Hector tombe, et, dans Homère, tourne à terre « comme une toupie ». Que va devenir Bitaubé ? Il écrit : « tourne avec rapidité ». Homère montre la double source du Scamandre, chaude et froide, où, avant le siège, les femmes de Troie venaient laver leur linge ; fi donc ! Bitaubé prend la parole : « ... où, durant les jours fortunés de la paix, les dames troyennes, et leurs filles ornées d’appas, purifiaient leurs superbes vêtements ». Homère dit : « Apollon non tondu ». Macrobe en effet demande avec quels ciseaux on pourrait couper les rayons du soleil. Ces ciseaux, Bitaubé les a. Il efface non tondu. Il rase Phébus. Un traducteur est un barbier. Un traducteur est un censeur. Dans ce mode de traduction, « un poisson sacré » (Iliade, chant XVI) devient « un énorme habitant du liquide empire ». Une broche devient « un dard » ; les cuisses deviennent « les parties consacrées aux dieux ». Toujours Bitaubé.

Parfois un affadissement du goût produit des effets singuliers. Voyez l’Iphigénie de Racine, laquelle est une traduction. Le sujet d’Iphigénie est simplement féroce. C’est un père qui tue sa fille pour avoir du vent. Un cacique de l’Hellade fait la guerre à un cacique de la Troade ; il réunit sa flottille de pirogues dans un petit port, Aulis ; le vent manque pour la traversée. L’idole Éole ne souffle pas. Il s’agit de faire souffler l’idole. Le cacique consulte l’obi, Calchas. L’obi répond au cacique : l’idole veut manger ta fille. Tel est le sujet. Tout ceci est vrai à la lettre ; la moitié de l’armée grecque était tatouée. Si vous restez dans ce vieux sauvage d’Homère (déjà un peu mâtiné par Euripide), rien de mieux ; sujet et personnages sont d’accord. L’épopée est buveuse de sang ; les égorgements, crûment exécutés, lui conviennent. Une sorte d’harmonie terrible sort du poëme. On croit entendre l’hymne sacré du vieux meurtre idiot. Tout l’orient donne la réplique à cette Grèce sanglante. Du fond de l’ombre Abraham, sacrificateur de son fils, fait écho à Agamemnon, sacrificateur de sa fille. L’idole propose un marché ; il ne s’agit que d’ouvrir le ven