Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/359

Cette page n’a pas encore été corrigée

à l’original, et se subordonne avec autorité. La supériorité se manifeste dans cette obéissance souveraine. Le traducteur excellent obéit au poëte comme le miroir obéit à la lumière, en vous renvoyant l’éblouissement. Etre ce vivant miroir ; mérite rare que Molière a cherché en présence de Plaute et Chateaubriand en présence de Milton. Plus de fidélité produit plus de rayonnement.

Est-il à propos, à cette heure où nous sommes du dix-neuvième siècle, de donner en France un tel miroir à Shakespeare ? Condenser dans une traduction toute l’irradiation de ce grand foyer, faire converger ce flamboiement sur notre littérature à côté des splendeurs de nos poètes originaux, introduire dans la lumière française cette clarté, rayon fraternel de plus, est-ce là une chose aujourd’hui faisable ? Les préjugés ambiants le permettent-Us ? Notre rhétorique est-elle assez affaiblie pour y consentir ? La vieille ophtalmie classique est-elle guérie ? L’œil français s’ouvre-t-il tout grand ? Ducis et Le Tourneur sont-ils dépassés ? Il vient pour les traductions comme pour les religions un moment où le vrai absolu est possible. Le goût entre en convalescence de même que la philosophie prend des forces. Ce moment est-il venu pour Shakespeare ?

Le traducteur actuel l’a pensé. Nous croyons qu’il a eu raison.


Sous toutes réserves et dans une certaine mesure, nous sommes pour toutes les traductions de même que nous sommes pour toutes les religions.

Religions et traductions, choses plus semblables qu’on ne croit au premier abord, sont toujours proportionnées à l’état des esprits. Toutes sont mauvaises et toutes sont bonnes, jusqu’au moment où le vrai définitif peut être admis, d’un côté en art, de l’autre en philosophie.

Les traducteurs, ces autres révélateurs, vous donnent tout l’à-peu-près dont vous êtes capables. Ils ne travaillent pas sur l’infini comme le fondateur de religion, mais leur œuvre est analogue. Ce qu’ils contemplent, ce qu’ils étudient, ce qu’ils traduisent, n’est pas en dehors de l’humanité, mais simplement en dehors d’un peuple, ce n’est pas l’Esprit, c’est un esprit, ce n’est pas le Verbe, c’est un idiome, ce n’est pas le ciel, c’est le livre, ce n’est pas l’univers avec son âme, Dieu, c’est le chef-d’œuvre avec son âme, le poëte.

Labeur sévère. Ils font ce qu’ils peuvent. S’ils ne vous disent pas tout, c’est moins leur faute que la vôtre. Ce n’est pas le public qui fait le poëte, mais c’est le public qui fait le traducteur. Les traducteurs ont un aïeul illustre, Moïse. Nous acceptons ce fait contesté, comme nous acceptons toute l’histoire, contestable, elle aussi, à peu près partout. Moïse est révélateur sous les deux espèces ; sur l’Horeb il est traducteur de Dieu, dans la Bible, il est traducteur de Job. Hé bien, ce traducteur puissant n’est pas libre. Quoique Moïse et parce que Moïse. Il ne peut donner au peuple juif toute la téméraire mise en scène du ciel, de Dieu et de Satan, telle que Job l’avait imaginée. Le traducteur Moïse adoucit, abrège et retranche, l’arabe se permettant ce que l’hébreu n’ose risquer. Job est expurgé par Moïse. Le traducteur, en effet, subit son milieu. Le traducteur a pour collaborateur le moment