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évident ! On le bafoue. Moquerie profonde, et de haut. On possède une si magnifique certitude ! On est nanti d’une telle science et d’une telle sagesse ! Ne plus être, c’est un si bel avenir ! Disparaître, s’effacer, se dissoudre, se dissiper, devenir fumée, cendre, ombre, zéro, n’avoir jamais été, quel bonheur ! quel encouragement à être ! C’est une si douce chose d’espérer Rien ! Et l’on fait cercle autour des croyants pour sourire. Les visionnaires de la vie sont raillés par les visionnaires de la négation. Eh bien, soit, moi aussi j’ai mon rêve. Ô docteurs sages, permettez-moi de croire à mon néant comme homme et à mon éternité comme âme. Je sens en moi l’immense atome.


Nous l’avons dit, l’homme a besoin du rêve.

Le rêve est pour l’homme une évasion hors de la vie réelle. Évasion redoutable, périlleux bris de prison, escalade des escarpements de l’impossible, suspension dans des gouffres à des échelles flottantes, chute souvent probable. Cette chute, nous avons dit son nom, folie.

Quand l’homme n’a pas de songe en lui, il s’en procure. Le thé, le café, le cigare, la pipe, le narguilé, le brûle-parfums, l’encensoir, sont des procédés de rêverie.

Dans cette somnolence traversée de lueurs que le turc appelle kief, il semble qu’il y ait une trêve de la vie, l’âme et le corps coexistent dans une sorte de détachement harmonieux, le corps presque aussi reposé que dans la tombe, l’âme presque aussi libre que dans la mort. La fantasmagorie, cette berceuse, caresse et effare le songeur. État ravissant et funèbre. Depuis quatre mille ans, prise de cette demi-ivresse, l’Asie chancelle, ce qui fait qu’elle ne marche pas. L’Arabie a le haschich, la Chine a l’opium. Aujourd’hui, dans l’Occident, on livre son âme au tabac, ce sombre endormeur de la civilisation d’Europe. Le narcotique est l’auxiliaire du despotisme. Le tyran s’efface dans le songe. Les chimères estompent les monstres. Chose triste quand l’homme en vient à se contenter de la liberté de la fumée !

Cette consolation-là est une diminution. Il serait temps de s’en garantir. Quoi qu’il en soit, l’homme rêve.

La nature jadis n’a-t-elle pas rêvé aussi ? Le monde ne s’est-il pas ébauché par un songe ? N’y a-t-il pas du nuage dans le premier effort de la création ? Dans le mastodonte, dont le mammon, dans le paléonthère, dans le dénothère géant, dans l’ichtyosaurus, dans le ptérodactyle, n’y a-t-il pas toute l’incohérence du rêve ? La matière à l’état de cauchemar, c’est Béhémoth. Le chaos fait bête, c’est Léviathan. Nier ces êtres est difficile. Les ossements de ces songes sont dans nos musées. Quelle extravagance que la fougère de cinq cents pieds de haut ! les houillères la constatent. L’impossible d’aujourd’hui a été le possible d’autrefois. Les anthracites et les fossiles témoignent. Dans quelle proportion le fabuleux a-t-il existé ? Problème incommensurable. L’oiseau Rock, n’est-ce pas Pépiornis ? Le Kraken, dans le grand, et le polype, dans le petit, n’est-ce pas l’hécatonchire ? L’ornithorinque a un bec comme l’oiseau, les écailles comme le poisson, quatre pattes comme le quadrupède ; ajoutez-lui des ailes, vous avez le griffon. Job, tout aussi bien qu’Homère, parle des sirènes. Les bons démons familiers du logis sont dans l’Ancien Testament ; Jacob emporte ses dieux lares que la Bible nomme Téraphim. Protée n’a pas moins existé