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il doit aux seigneurs tout ce que les seigneurs peuvent vouloir, le respect, la corvée, la dîme, sa femme. Si sa femme est vieille et trop horrible, on prend sa fille. Tout arbre est gibet possible. Il a plus de joug sur la tête que le bœuf ; s’il cueille, il est maraudeur ; s’il chasse, il est braconnier ; s’il respire, il est hardi ; s’il regarde, il est insolent ; s’il parle, estrapadez-moi ce coquin ! Il a chaud, il a froid, il a faim, il a peur. Son travail est le matin travail et le soir accablement. Il rentre enfin à la nuit tombée, las, triste, humble, et il se couche. Quel est son lit ? un peu de paille. Quel est son oreiller ? une bûche. Une bonne bûche ronde, dit Harrison. A good round log. Le voilà qui dort, ce ver de terre. C’est bien le moins qu’il ait la visite de l’infini.


Quels dômes ! Quels portiques ! Quelles colonnes ! Que d’étoiles ! Ce palais de l’impossible, les hommes voudront toujours l’habiter. Il est splendide, haut, profond, prodigieux, magnifique, colossal, fragile. Il s’écroule le plus souvent avant qu’on y aborde, quelquefois à l’instant où l’on y arrive et sur celui qui entre, quelquefois après qu’on s’y est installé, et qu’on y a vécu, bu, mangé, ri, fait l’amour, et qu’on y a passé plusieurs nuits. Ces évanouissements successifs de tous les songes ne déconcertent aucune espérance. Nous vivons de questions faites au monde imaginaire. Notre destinée entière est une réponse attendue. Tous les matins chacun fait son paquet de rêveries et part pour la Californie des songes. Allez donc lui dire : Vous rêvez ! C’est vous qui seriez le fou. Tous ont foi, personne ne doute.

Qui que nous soyons, nous sommes les aventuriers de notre idée. Nul passant sur cette terre qui n’ait sa fantaisie, son caprice, sa passion, sa témérité, son enjeu, son risque pour gloire, vertu ou bénéfice, son ascension ou sa descente, sa loterie intérieure. Celui-là fait sa fouille obscure. Celui-ci bâtit sa bâtisse secrète. Tous suivent une piste. Jamais d’hésitation. Confiance absolue. Rien n’est comparable à l’aplomb de l’illusion. Toutes ces vaines ombres humaines, eux, vous et moi, nous tous, tout cela chemine, chaque fantôme portant son ambition en équilibre sur son front. César reconstruisant la royauté à Rome, Napoléon échafaudant le système continental, Alexandre de Russie combinant la Sainte-Alliance, ce sont des Perrettes qui ont sur la tête leur pot au lait, le trône du monde. L’histoire en ramasse les morceaux cassés, ici au pied de la statue de Pompée, là à Sainte-Hélène, là à Taganrog. Ces calculs terrestres avortent à cause de la complication inconnue. Parfois l’idée préméditée n’éclôt pas, mais autre chose naît, meilleur ou pire. Ce Jules César, qui rêve les rois, produit les empereurs plus énormes que les rois. On couvre un épervier, la coque du songe se brise, un vautour sort. Parfois, sur deux espérances contraires, une est viable. Annibal rêve Rome anéantie, Caton rêve Carthage détruite ; duel sombre de deux idées dans le mystère ; le rêve romain combat le rêve punique, et le tue.

L’homme est aux petites-maisons dans les chimères. Chacun fait sa campagne de Russie. Il y a toujours un Rostopchine inattendu. Moscou brûlera, mon pauvre garçon. N’importe. On va en avant. Bonaparte ne devine pas plus Rostopchine que César n’a deviné Casca, et l’un passe le Niémen comme l’autre a passé le Rubicon. Ayez pitié d’eux, et de vous aussi. Vous êtes eux.