Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/325

Cette page n’a pas encore été corrigée

futures par les lois mêmes de leur nature, ces intelligences, qui ont pitié des hommes, les avertissent par ces sortes de signes, afin qu’ils puissent se tenir sur leurs gardes. Quoi qu’il en soit, le fait est certain, et toujours après ces annonces on voit arriver des choses nouvelles et extraordinaires. » (MACHIAVEL, Discours sur Tite-Live, I, 56) ".

Ainsi le machiavélisme se complique de la foi aux présages. Machiavel, devin, eût rencontré sans rire Machiavel, augure.


Cette tendance dé l’homme à verser dans l’impossible et l’imaginaire est la source du credo quia absurdum. Elle crée dans la religion l’idolâtrie et dans la poésie la chimère. L’idolâtrie est mauvaise. La chimère peut être belle.

Tout un art complet, la musique, admirable en Italie et plus admirable encore en Allemagne, appartient au rêve. La musique est belle en Italie. ; en Allemagne, elle est sublime. Cela tient à ce que l’Italie rêve la volupté et l’Allemagne l’amour. De là le sourire de Cimarosa et le sanglot immense de Gluck. L’Allemagne a cette gloire d’avoir jusqu’ici à elle seule la suprématie absolue d’un art, toutes les autres nations étant forcées au partage des autres arts. Le grand poëte n’est pas grec, car s’il y a Eschyle, il y a Isaïe ; il n’est pas hébreu, car s’il y a Isaïe, il y a Juvénal ; il n’est pas latin, car s’il y a Juvénal, il y a Dante ; il n’est pas italien, car s’il y a Dante, il y a Shakespeare ; il n’est pas anglais, car s’il y a Shakespeare, il y a Cervantes ; il n’est pas espagnol, car s’il y a Cervantes, il y a Molière ; il n’est pas français, car s’il y a Molière, il y a tous ceux que nous venons d’énumérer. Le grand musicien est allemand.

Le grand allemand moderne, ce n’est pas Gœthe, ce n’est pas même Schiller, c’est Beethoven.


Nous venons de nommer Molière.

Si quelque chose pouvait démontrer la puissance du rêve dans l’art, ce serait de le voir envahir Molière.

Le prophète, le jour où les montagnes se mirent à sauter comme des béliers, résista à l’effarement du prodige jusqu’à l’instant où il vit le mont Ararat lui-même entrer en danse. Eh bien, Molière aussi, de même que tous les autres poëtes, entre en rêve.

Molière est Poquelin, comme Voltaire est Arouet ; Molière est le produit du pilier des Halles, il est élève de Gassendi, il est l’essayeur d’une traduction de Lucrèce, il est sceptique, il est le critique perpétuel de son propre enthousiasme ; il est Alceste, mais il est Philinte ; Molière est le grand raisonneur qui, heureusement, n’a pas, comme Voltaire, poussé le raisonnement jusqu’au point où le raisonnement fait évanouir la comédie ; Molière est homme de génie valet de chambre tapissier ; n’importe, ce désillusionné, ce philosophe qui fait le lit d’un roi, est, à ses heures, chimérique. « La lune, comme dit Othello, vient de passer trop près de la terre. » C’est fait, Molière est atteint comme un simple Shakespeare. Brusquement, tout à coup, Molière est ivre. Il est ivre de la grande ivresse sombre qui pousse la tragédie à l’abattoir et la comédie au tréteau. Abattoir sublime ; tréteau splendide. Molière,