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Ayons présente à l’esprit cette vaste variété une de l’art, rendons-nous compte des tempéraments mêlés aux génies, des climats mêlés aux tempéraments, et des siècles mêlés aux climats, et en présence des grandes œuvres, réfléchissons, et ne voyons pas étourdiment un défaut là où il y a souvent une marque inattendue de puissance. Je conviens que de certaines beautés font ombre et étonnent ; mais est-ce que le nuage n’est pas beau quelquefois ? Quand il étudie un génie, le penseur, à l’arrivée d’un détail flottant, étrange et épars, ne s’effare pas plus que d’un passage de fumée sur le ciel.

Quand donc comprendra-t-on que les poètes sont des entités, que leurs facultés, combinées selon un logarithme spécial pour chaque esprit, sont des concordances, qu’au fond de tous ces êtres on sent le même être, l’Inconnu, qu’il y a dans ces hommes de l’élément, que ce qu’ils font ils ont à le faire, bien rugi, lion ! qu’ils sont nécessaires et climatériques, qu’il vente, pleut et tonne dans leur œuvre comme dans la nature, et qu’à certains moments la terre tremble dans leur génie, que les nier, c’est imbécile.

Certaines œuvres sont ce qu’on pourrait appeler les excès du beau. Elles font plus qu’éclairer ; elles foudroient. Etant données les paresses et les lâchetés de l’esprit humain, cette foudre est bonne.

Allons au fait, parquer la pensée de l’homme dans ce qu’on appelle « un grand siècle » est puéril. La poésie suivant la cour a fait son temps. L’humanité ne peut se contenter à jamais d’une tragédie qui plafonne au-dessus de la tête-soleil de Louis XIV. Il est inouï de penser que tout notre enseignement universitaire en est encore là et qu’à la fin du dix-neuvième siècle les pédants et les cuistres tiennent bon sur toute la ligne. L’enseignement littéraire est tout monarchique. Malgré 89, malgré 1830, le peuple n’existe pas encore en rhétorique.

Pourtant, ô ignorance des professeurs officiels ! la littérature antique proteste contre la littérature classique et, pour pratiquer le grand art libre, les anciens sont d’accord avec les nouveaux.

Un jour Béranger, ce français coupé de gaulois, ne sachant ni le latin . ni le grec, le plus littéraire des illettrés, vit un Homère sur la table de Jouffroy. C’était au plus fort du mouvement de 1830, mouvement compliqué de résistance. Béranger, rencontrant Homère, fut curieux de faire cette connaissance. Un chansonnier, qui voit passer un colosse, n’est pas fâché de lui taper sur l’épaule. — Lisez-moi donc un peu de ça, dit Béranger à Jouffroy. Jouffroy contait qu’alors il ouvrit l’Iliade au hasard, et se mit à lire à voix haute, traduisant littéralement du grec en français. Béranger écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et s’écria : — Mais il n’y a pas ça ! — Si fait, répondit Jouffroy. Je traduis à la lettre. — Jouffroy était précisément tombé sur ces insultes d’Achille à Agamemnon que nous citions tout à l’heure. Quand le passage fut fini, Béranger, avec son sourire à deux tranchants dont la moquerie restait indécise, dit : Homère est romantique.

Béranger croyait faire une niche ; une niche à tout le monde, et particulièrement à Homère. Il disait une vérité. Romantique, traduisez primitif.