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dies.

Vivifier, c’est là ce qu’on pourrait nommer la loi externe du génie. Quant à l’autre loi, loi interne du génie, loi du moi, elle est abstruse, capricieuse, obscure ; elle n’est plus la résultante d’une fonction, mais d’une essence ; elle ne constitue plus un devoir, mais une idiosyncrasie ; et le triomphe de la haute critique c’est de savoir pour chaque génie démêler, déterminer et reconnaître cette loi profonde.

La dissection d’une âme, c’est là une anatomie malaisée. Pas de poétique toute faite ici ; aucun travail du passé, aucune trouvaille précédente, aucune synthèse préalable, ne fait loi en présence de cette souveraineté qu’on appelle l’originalité ; en dehors des conditions de la loi externe que nous avons signalée, rien n’est acquis ; il n’y a pas de chose jugée ; aucune déduction intérieure ne peut guider sûrement l’appréciateur. Le trousseau des règles pendu à la ceinture de Quintilien fait un cliquetis inutile ; pas une de ces clefs banales n’ouvre le secret de ces grandes intelligences. Il faut, pour ainsi dire, recommencer à chaque génie la critique, et tout est à refaire selon que vous passez d’un colosse à l’autre.

Lirez-vous, je le demande, avec le même oeil Ézéchiel et Aristophane ? Irez-vous, le même système au point, du camp des grecs à l’abbaye de Thélème et d’Agamemnon à Pantagruel ? Quelle conclusion tirerez-vous de Job à Horace ? Jugerez-vous au même point de vue l’Apocalypse et le Romancero ? Là même où l’analogie apparaît, la dissemblance éclate, et ce moule est chaque fois brisé par le génie ; prenez un bon creux de Thersite, et essayez d’y faire entrer Falstaff. Superposez aux odes de Pindare les psaumes de David. Extrayez de l’Odyssée une poétique et appliquez-la au Paradis perdu. Quelle triangulation irez-vous faire dans ces espaces ?

Vous sentez l’impossible et vous en convenez. Vous dites : en effet, chaque espèce a sa nature ; on ne peut imposer l’une à l’autre ; on ne peut exiger de celle-ci ce que produit celle-là ; le monde normal n’admet pas ces confusions. De ce que la force est la force, on n’a pas droit de conclure qu’elle aura à la fois tous les modes de puissance. On ne peut demander à l’aigle de rugir et au lion de planer.

Eh bien, si ! cela se peut, et je vous arrête, vous aurez le griffon, vous aurez Pégase ; vous aurez le vol du poëte mêlé à l’éclair et le grondement du penseur mêlé au tonnerre ; vous aurez l’esprit tempête et rayon ; vous aurez le génie.

Et c’est précisément parce que vous pouvez demander cela que vous ne pourrez pas demander autre chose. C’est parce que vous pouvez exiger dans la poésie l’universalité, l’ubiquité, l’infinitude, l’omnipotence, l’omniscience, l’omniforme, que vous ne pouvez imposer de règles. Vous ne pouvez indiquer de routes, marquer de jalons, tracer de limites, précisément parce que vous avez droit d’attendre l’inattendu. Pas plus que la foudre, le génie ne se voit venir de loin. Quand vous êtes ébloui, vous êtes frappé.

Oui, la poésie, c’est l’infini. Vous avez le droit, vous lecteur, de tout demander et de tout vouloir, excepté une borne. Vous pouvez demander à la fleur de chanter, à l’étoile d’embaumer, à la strophe d’écumer. Vous pouvez exiger de l’océan un sourire et d’une bouche de volcan un baiser. Vous pouvez prendre les cheveux d’une femme et les mettre dans le ciel, et imposer, même à la science stupéfaite forcée d’enregistrer dans sa nomenclature ce rêve et de s’en servir, la chevelure de Bérénice.