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souffrent, pleure avec ceux qui pleurent, lutte avec ceux qui luttent, espère pour ceux qui désespèrent. Il est tout et à tous. Il s’ajoute aux infirmes ; il fait voir les aveugles, il fait planer les boiteux. Il ne donne pas seulement le pain, il donne l’azur. Il travaille au progrès, il s’y dévoue, il s’y épuise. On sent en lui tout le cœur humain, énorme. Rien ne le décourage. Il n’accepte aucun démenti. Il voit le juge, et veut la justice ; il.voit le prêtre, et veut la vérité ; il voit l’esclave et veut la liberté. Il affirme la rentrée au paradis. Il recommence sans cesse dans sa vie et dans ses œuvres l’équation du droit et du devoir. Le jour où cet homme suprême meurt, son agonie bégaie : amour !

Amour, est-ce là tout ? Non. Colère aussi. Car l’être infini seul aime impassiblement. L’amour dans l’homme se double de colère. Cette colère est son autre versant. On ne peut aimer le bien sans abhorrer le mal. Indignatio, dit Juvénal. Haine vigoureuse, dit Molière. Nous avons parlé quelque part d’un « amour qui hait » ; ceci est de la haine qui aime. Il faut autant d’entrailles pour créer Alceste que pour créer le marquis de Posa. Exécrer Cauchon, c’est adorer Jeanne d’Arc. Nous donnons ici des noms pour être plus intelligible, mais nous rappelons cependant que la pitié doit s’étendre aux méchants ; son embrassement n’est large qu’à cette condition. On doit haïr le mal dans les idées, et aimer le bien dans les personnes. Inépuisable compassion, tel est le fond du génie. Malheur à ceux qui n’ont pas cette grande flamme intérieure ! Ils sont de la lumière froide. Ils ne seront jamais que les seconds. C’est cette indifférence, c’est cette sérénité implacable, c’est cette bonhomie impitoyable, c’est cette absence de cœur humain qui fait La Fontaine si inférieur à Molière et Gœthe si inférieur à Schiller.

Insistons-y, car ceci est la loi, ce qui fait en art les chefs-d’œuvre absolus, c’est dans l’homme de génie la volonté du beau compliqué de la volonté du vrai ; ces deux volontés s’aidant et se surveillant. Cette double intuition de l’idéal, à la fois céleste et terrestre, sert le progrès par le rayonnement, civilise l’homme en manifestant Dieu, amende le relatif par sa confrontation avec l’absolu, élève la lumière à la splendeur et crée les suprêmes merveilles.

Ces hommes-là, qui font ces choses, ces pères des chefs-d’œuvre, ces producteurs de civilisation, ces hauts et purs esprits, quel moi ont-ils ? ils ont un moi incorruptible, parce qu’il est impersonnel. Leur moi, désintéressé d’eux-mêmes, indicateur perpétuel de sacrifice et de dévouement, les déborde et se répand autour d’eux. Le moi des grandes âmes tend toujours à se faire collectif. Les hommes de génie sont Légion. Ils souffrent la souffrance extérieure, nous l’avons dit ; ils saignent tout le sang qui coule ; ils pleurent les pleurs de tous les yeux ; ils sont autrui. Autrui, c’est là leur moi. Vivre en soi seul est une maladie. L’âme est astre, et doit rayonner. L’égoïsme est la rouille du moi.

Le moi, nettoyé d’égoïsme, voilà le bon intérieur de l’homme. Ce moi-là donne deux conseils : Être, et devenir utile.

La pitié est juste, la pitié est utile.

Quand le mot amour est dans la nuit, il se prononce pitié.

Fraternité implique pitié, puisqu’il y a un grand frère et un petit.

Avoir pitié, cela suffit pour la plénitude d’une âme.