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Avril 1820.

L’année littéraire s’annonce médiocrement. Aucun livre important, aucune parole forte ; rien qui enseigne, rien qui émeuve. Il serait temps cependant que quelqu’un sortît de la foule, et dît : me voilà ! Il serait temps qu’il parût un livre ou une doctrine, un Homère ou un Aristote. Les oisifs pourraient du moins se disputer, cela les dérouillerait.

Mais que faire de la littérature de 1820, encore plus plate que celle de 1810, et plus impardonnable, puisqu’il n’y a plus là de Napoléon pour résorber tous les génies et en faire des généraux ? Qui sait ? Ney, Murat et Davout peut-être été de grands poëtes. Ils se battaient comme on voudrait écrire.

Pauvre temps que le nôtre ! Force vers, point de poésie ; force vaudevilles, point de théâtre. Talma, voilà tout.

J’aimerais mieux Molière.

On nous promet le Monastère, nouveau roman de Walter Scott. Tant mieux, qu’il se hâte, car tous nos faiseurs semblent possédés de la rage des mauvais romans. J’en ai là une pile que je n’ouvrirai jamais, car je ne serais pas sûr d’y trouver seulement ce que le chien dont parle Rabelais demandait en rongeant son os : rien qu’ung peu de mouëlle.

L’année littéraire est médiocre, l’année politique est lugubre. M. le duc de Berry poignardé à l’Opéra, des révolutions partout.

M. le duc de Berry, c’est la tragédie. Voici la parodie maintenant.

Une grande querelle politique vient de s’émouvoir, ces jours-ci, à propos de M. Decazes. M. Donnadieu contre M. Decazes. M. d’Argout contre M. Donnadieu. M. Clausel de Coussergues contre M. d’Argout.

M. Decazes s’en mêlera-t-il enfin lui-même ? Toutes ces batailles nous rappellent les anciens temps où de preux chevaliers allaient provoquer dans son fort quelque géant félon. Au bruit du cor un nain paraissait. Nous avons déjà vu plusieurs nains apparaître ; nous n’attendons plus que le géant.

Le fait politique de l’année 1820, c’est l’assassinat de M. le duc de Berry ; le fait littéraire, c’est je ne sais quel vaudeville. Il y a trop de disproportion. Quand donc ce siècle aura-t-il une littérature au niveau de son mouvement social, des poëtes aussi grands que ses événements ?