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VII

La différence qui existe entre la tragédie allemande et la tragédie française provient de ce que les auteurs allemands voulurent créer tout d’abord, tandis que les français se contentèrent de corriger les anciens. La plupart de nos chefs-d’œuvre ne sont parvenus au point où nous les voyons qu’après avoir passé par les mains des premiers hommes de plusieurs siècles. Voilà pourquoi il est si injuste de s’en faire un titre pour écraser les productions originales.

La tragédie allemande n’est autre chose que la tragédie des grecs, avec les modifications qu’a dû y apporter la différence des époques. Les grecs aussi avaient voulu faire concourir le faste de la scène aux jeux du théâtre ; de là, ces masques, ces chœurs, ces cothurnes ; mais, comme chez eux les arts qui tiennent des sciences étaient dans le premier état d’enfance, ils furent bientôt ramenés à cette simplicité que nous admirons. Voyez dans Servius ce qu’il fallait faire pour changer une décoration sur le théâtre des anciens.

Au contraire, les auteurs allemands, arrivant au milieu de toutes les inventions modernes, se servirent des moyens qui étaient à leur portée pour couvrir les défauts de leurs tragédies. Lorsqu’ils ne pouvaient parler au cœur, ils parlèrent aux yeux. Heureux s’ils avaient su se renfermer dans de justes bornes ! Voilà pourquoi la plupart des pièces allemandes ou anglaises qu’on transporte sur notre scène produisent moins d’effet que dans l’original ; on leur laisse des défauts qui tiennent aux plans et aux caractères, et on leur ôte cette pompe théâtrale qui en est la compensation.

Mme de Staël attribue encore à une autre raison la prééminence des auteurs français sur les auteurs allemands, et elle a observé juste. Les grands hommes français étaient réunis dans le même foyer de lumières ; et les grands hommes allemands étaient disséminés comme dans des patries différentes. Il en est de deux hommes de génie comme des deux fluides sur la batterie ; il faut les mettre en contact pour qu’ils vous donnent la foudre.

VIII

On peut observer qu’il y a deux sortes de tragédies : l’une qui est faite avec des sentiments, l’autre qui est faite avec des événements. La première considère les hommes sous le point de vue des rapports établis entre eux par la nature la seconde, sous le point de vue des rapports établis entre eux par