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de l’histoire, et cette histoire-là en vaut bien une autre. Qu’en conclure ? Que les objets grandissent dans les imaginations des hommes comme les rochers dans les brouillards, à mesure qu’ils s’éloignent.


Mars 1820[1]

M. le duc de Berry vient d’être assassiné. Il y a six semaines à peine. La pierre de Saint-Denis n’est pas encore rescellée, et voici déjà que les oraisons funèbres et les apologies pleuvent sur cette tombe. Le tout tronqué, incorrect, mal pensé, mal écrit ; des adulations plates ou sonores, pas de conviction, pas d’accent, pas de vrai regret. Le sujet était beau cependant. Quand donc interdira-t-on les grands sujets aux petits talents ? Il y avait dans les temples de l’antiquité certains vases sacrés qui ne pouvaient être portés par des mains profanes.

Et en effet, quoi de plus vaste pour le poëte, et de plus fécond que cette vie pieuse et guerrière, qui embrasse tant de déplorables événements, que cette mort héroïque et chrétienne, qui entraîne tant de fatales conséquences ? Un noble triomphe est réservé au grand écrivain qui nous retracera et la trop courte carrière et le caractère chevaleresque de celui qui sera peut-être le dernier descendant de Louis XIV. Ce prince, repoussé dès l’adolescence du sol de la patrie, fit avant l’âge le rude apprentissage du casque et de l’épée. Les premières et longtemps les seules prérogatives qu’il dut à son rang auguste furent l’exil et la proscription. Passant d’un palais dans un camp, tantôt accueilli sous les tentes de l’Autriche, tantôt errant sur les flottes de l’Angleterre, il fut, durant bien des années, avec toute son illustre famille, un éclatant exemple de l’inconstance de la fortune et de l’ingratitude des hommes. Longtemps, mêlé à des chefs étrangers, il eut à combattre des soldats qui étaient nés pour servir sous lui ; mais du moins sa constance et sa bravoure ne démentirent jamais le sang et le nom de ses aïeux. Il fut le digne élève de l’héritier des Condé, exilé comme lui, le digne

  1. Nous avons cru devoir réimprimer textuellement tout ce morceau, enfoui sans signature dans un recueil oublié, d’où rien ne nous forçait à le tirer. Mais il nous a semblé qu’il y avait quelque chose d’instructif, pour les passions politiques d’une époque, dans le spectacle des passions politiques d’une autre époque. Dans le morceau qu’on va lire, la douleur va jusqu’à la rage, l’éloge jusqu’à l’apothéose, l’exagération dans tous les sens jusqu’à la folie. Tel était en 1820 l’état de l’esprit d’un jeune jacobite de dix-sept ans, bien désintéressé, certes, et bien convaincu. Leçon, comme nous le répétons, pour tous les fanatismes politiques. Il y a encore beaucoup de passages dans ce volume auxquels nous prions le lecteur d’appliquer cette note. (Note de l’édition originale.)