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V

Historiens ! historiens ! faiseurs d’emphase ! Mes amis, n’y croyez pas.

Le sénat marche au-devant de Varron qui s’est sauvé de la bataille, et le remercie de n’avoir pas désespéré de la république… — Qu’est-ce que cela prouve ? Que la faction qui avait fait nommer Varron général, pour ôter le commandement à Fabius, fut encore assez puissante pour empêcher qu’il fût puni. Elle voulait même qu’il fût nommé dictateur, afin que Fabius, le seul homme qui pût sauver la république, ne fût pas appelé à la tête des affaires. Il n’y a malheureusement là rien que de très naturel, s’il n’y a rien d’héroïque. Croit-on par exemple, qu’après la déroute de Moscou, si Buonaparte l’avait voulu, tout son sénat n’aurait pas marché en corps au-devant de lui ?

Le sénat déclare qu’il ne rachètera point les prisonniers. Qu’est-ce que cela prouve ? Que le sénat n’avait pas d’argent. Il fit comme tant d’honnêtes gens qui ne sont pas des romains ; il fut dur, ne voulant pas paraître pauvre. Pouvait-il en effet accuser de lâcheté des soldats qui s’étaient battus depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit, et qui n’avaient laissé que soixante-dix mille morts sur le champ de bataille ? Voilà les faits, et en histoire des faits valent au moins des phrases. — Voyez tout ce passage dans Folard.

On objectera le témoignage de Montesquieu. Montesquieu a fait un fort beau livre sur les causes de la grandeur et de la décadence des romains ; mais il en a oublié une, c’est que la cavalerie d’Annibal ait eu les jambes lassées le jour qu’il vint camper à quatre milles de Rome. Il est toujours curieux de voir un français trouver chez les romains des choses dont ni Salluste, ni Cicéron, ni Tacite, ni Tite-Live ne s’étaient jamais doutés ; et pourtant les romains étaient un peu comme nous ; en fait de louange et de bonne opinion d’eux-mêmes, ils ne laissaient guère à dire aux autres.

Les historiens qui n’écrivent que pour briller veulent voir partout des crimes et du génie ; il leur faut des géants, mais leurs géants sont comme les girafes, grands par devant et petits par derrière. En général, c’est une occupation amusante de rechercher les véritables causes des événements ; on est tout étonné en voyant la source du fleuve ; je me souviens encore de la joie que j’éprouvai, dans mon enfance, en enjambant le Rhône. Il semble que la providence elle-même se plaise à ce contraste entre les causes et les effets. La peste fut une fois apportée en Italie par une corneille, et c’est en disséquant une souris qu’on découvrit le galvanisme.

Ce qui me dégoûte, disait une femme, c’est que ce que je vois sera un jour de l’histoire. Eh bien ! ce qui dégoûtait cette femme est aujourd’hui