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Sous un point de vue restreint, Comines a écrit une assez bonne histoire de France en six lignes : « Dieu n’a créé aucune chose en ce monde, ny hommes, ny bestes, à qui il n’ait fait quelque chose son contraire, pour la tenir en crainte et en humilité. C’est pourquoi il a fait France et Angleterre voisines. »




La France, l’Angleterre et la Russie sont de nos jours les trois géants de l’Europe. Depuis nos récentes commotions politiques, ces colosses ont chacun une attitude particulière ; l’Angleterre se soutient, la France se relève, la Russie se lève. Ce dernier empire, jeune encore au milieu du vieux continent, grandit depuis un siècle avec une rapidité singulière. Son avenir est d’un poids immense dans nos destinées. Il n’est pas impossible que sa barbarie vienne un jour retremper notre civilisation, et le sol russe semble tenir en réserve des populations sauvages pour nos régions policées.

Cet avenir de la Russie, si important aujourd’hui pour l’Europe, donne une haute importance à son passé. Pour bien deviner ce que sera ce peuple, on doit étudier soigneusement ce qu’il a été. Mais rien de plus difficile qu’une pareille étude. Il faut marcher comme perdu au milieu d’un chaos de traditions confuses, de récits incomplets, de contes, de contradictions, de chroniques tronquées. Le passé de cette nation est aussi ténébreux que son ciel, et il y a des déserts dans ses annales comme dans son territoire.

Ce n’est donc pas une chose aisée à faire qu’une bonne histoire de Russie. Ce n’est pas une médiocre entreprise que de traverser cette nuit des temps, pour aller, parmi tant de faits et de récits qui se croisent et se heurtent, à la découverte de la vérité. Il faut que l’écrivain saisisse hardiment le fil de ce dédale ; qu’il en débrouille les ténèbres ; que son érudition laborieuse jette de vives lumières sur toutes les sommités de cette histoire. Sa critique consciencieuse et savante aura soin de rétablir les causes en combinant les résultats. Son style fixera les physionomies, encore indécises, des personnages et des époques. Certes, ce n’est point une tâche facile de remettre à flot et de faire repasser sous nos yeux tous ces événements depuis si longtemps disparus du cours des siècles.

L’historien devra, ce nous semble, pour être complet, donner un peu plus d’attention qu’on ne l’a fait jusqu’ici à l’époque qui précède l’invasion des tartares, et consacrer tout un volume peut-être à l’histoire de ces tribus vagabondes qui reconnaissent la souveraineté de la Russie. Ce travail jetterait sans doute un grand jour sur l’ancienne civilisation qui a probablement existé dans le nord, et l’historien pourrait s’y aider des savantes recherches de M. Klaproth.