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qu’a engendrée la tragédie philosophique du dix-huitième siècle, comme la maxime a engendré l’allusion. Tout cela a été fort applaudi de son temps, et est fort oublié du nôtre. Il faut, après tout, que l’art soit son propre but à lui-même, et qu’il enseigne, qu’il moralise, qu’il civilise, et qu’il édifie chemin faisant, mais sans se détourner, et tout en allant devant lui. Plus il sera impartial et calme, plus il dédaignera le passager des questions politiques quotidiennes, plus il s’adaptera grandement à l’homme de tous les temps et de tous les lieux ; plus il aura la forme de l’avenir. Ce n’est pas en se passionnant petitement pour ou contre tel pouvoir ou tel parti qui a deux jours à vivre, que le créateur dramatique agira puissamment sur son siècle et sur ses contemporains. C’est par des peintures vraies de la nature éternelle que chacun porte en soi ; c’est en nous prenant, vous, moi, nous, eux tous, par nos irrésistibles sentiments de père, de fils, de mère, de frère et de sœur, d’ami et d’ennemi, d’amant et de maîtresse, d’homme et de femme ; c’est en mêlant la loi de la providence au jeu de nos passions ; c’est en nous montrant d’où viennent le bien et le mal moral, et où ils mènent ; c’est en nous faisant rire et pleurer sur des choses qui nous ressemblent, quoique souvent plus grandes, plus choisies et plus idéales que nous ; c’est en sondant avec le speculum du génie notre conscience, nos opinions, nos illusions, nos préjugés ; c’est en remuant tout ce qui est dans l’ombre au fond de nos entrailles ; en un mot, c’est en jetant, tantôt par des rayons, tantôt par des éclairs, de larges jours sur le cœur humain, ce chaos d’où le fiat lux du poëte tire un monde ! — C’est ainsi, et pas autrement. — Et, nous le répétons, plus le créateur dramatique sera profond, désintéressé, général et universel dans son œuvre, mieux il accomplira sa mission et près des contemporains et près de la postérité. Plus le point de vue du poëte ira s’élargissant, plus le poëte sera grand et vraiment utile à l’humanité. Nous comprenons l’enseignement du poëte dramatique plutôt comme Molière que comme Voltaire, plutôt comme Shakespeare que comme Molière. Nous préférons Tartuffe à Mahomet ; nous préférons Iago à Tartuffe. À mesure que vous passez d’un de ces trois poëtes à l’autre, voyez comme l’horizon s’agrandit. Voltaire parle à un parti, Molière parle à la société, Shakespeare parle à l’homme.

Poètes dramatiques, c’est un homme bien convaincu qui vous conseille ici, que ceux d’entre vous qui sentent en eux quelque chose de puissant, de généreux et de fort se mettent au-dessus des haines de parti, au-dessus même de leurs propres petites haines personnelles, s’ils en ont. Ne soyez ni de l’opposition ni du pouvoir, soyez de la société, comme Molière, et de l’humanité, comme Shakespeare. Ne prenez part aux révolutions matérielles que par les révolutions intellectuelles. N’ameutez pas des passions d’un jour autour de votre œuvre immortelle. Puisez profondément vos tragédies dans l’histoire,