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LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE MÊLÉES.

d’éclat. Nous savons fort bien que l’apparition de ces nouveaux talents sur l’horizon n’a pas été précisément saluée d’acclamations universelles. Plusieurs écrivains de feuilletons ont bruyamment protesté contre ces mains jeunes et vigoureuses qui nous arrachaient de l’engourdissement où nous tenait plongés la seconde école de M. David ; mais nous nous bornerons à rappeler à ces Aristarques certain proverbe classique que nous aurons la politesse de ne pas traduire : oblatrant sidera canes.

M. Eugène Delacroix vient de livrer à leur mauvaise humeur et à la haute attention du public éclairé, un nouveau tableau où l’on retrouve à un éminent degré toutes les qualités de ce jeune et déjà grand coloriste. C’est la Grèce sur les ruines de Missolonghi. Nous n’aimons pas les allégories ; mais celle-là est d’un profond intérêt. Cette femme, qui est la Grèce, est si belle d’attitude et d’expression ! Cet Égyptien qui triomphe, ces têtes coupées, ces pierres teintes de sang, tout cet ensemble a quelque chose de si pathétique ! Et puis il y a tant de science et d’art dans les hardiesses de M. Delacroix ! Son pinceau est si large, si fier, et surtout si vrai ! Pourquoi a-t-il fait disparaître si tôt son Marino Faliero, où tout était grave, simple et grand, où il y avait tant de nature et tant d’histoire ? La foule se passionnait pour ce tableau, qui était un drame.

Il y a dans les nouvelles compositions de M. Saint-Evre une grâce et un charme qui plaisent d’autant plus que son Job ne semblait annoncer qu’un talent énergique et peut-être trop inculte. Son Don Juan, son Isabeau de Bavière sont des morceaux achevés comme, dans d’autres genres, les marines de M. Gudin, la chapelle sixtine de M. Ingres, le Louis XIV de M. Achille Devéria, le Turc de M. Bonington, les intérieurs de M. Granet.

M. Eugène Devéria, dont le frère aîné a déjà multiplié sous tant de formes les preuves de son beau talent, vient d’exposer, après plusieurs charmants tableaux, une composition d’une importance capitale. C’est une Marie Stuart écoutant son arrêt de mort au moment de le subir. Pour ceux qui jugent un tableau d’après son ordonnance et non d’après sa dimension, la Marie Stuart de M. E. Devéria sera un grand ouvrage. Cet échafaud noir, cette royale victime, ce cercle d’hommes historiques entre lesquels on remarque Leicester, et jusqu’à ces vitraux, ces ogives, ces murs armoriés, tout émeut, tout intéresse dans le beau tableau de M. Devéria. La manière de ce jeune artiste est libre, hardie, originale. Il excelle à caractériser sur la figure des divers personnages l’émotion particulière dont chacun d’eux est affecté.

Un autre peintre, non moins jeune, non moins original et non moins hardi, quoique sa manière soit absolument différente de celle de M. E. Devéria, c’est M. Louis Boulanger. On doit regretter que M. Boulanger n’ait encore exposé que deux très petits tableaux : (Cimabné rencontrant le Giotto, Salvator Rosa pris par des brigands). Il faut espérer qu’il enrichira bientôt de quelque nouvelle production le Salon, où tant de détestables tableaux, à commencer par le Mars et Vénus de M. David, occupent une si grande place ; ce qui, soit dit en passant, ne prouve guère pour le goût de MM. du Jury. Nous ne pouvons également nous empêcher de demander quel est ce monsieur chargé par le jury de recevoir les tableaux des artistes, à la porte du salon grec ? Quels sont ses droits, quelles sont ses fonctions pour qu’il se permette de substituer je ne sais quelle morgue impertinente au respect qu’il doit au public