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essentiel n’a été étouffé dans l’enfantement révolutionnaire ; aucun avortement n’a eu lieu ; toutes les idées qui importent à la civilisation future sont nées viables, et prennent chaque jour force, taille et santé. Certes, quand 1814 est arrivé, toutes ces idées, filles de la révolution, étaient bien jeunes et bien petites encore, et tout à fait au berceau ; et la restauration, il faut en convenir, leur a été une maigre et mauvaise nourrice. Cependant, il faut en convenir aussi, elle n’en a tué aucune. Le groupe des principes est complet.

A l’heure où nous sommes, toute critique est possible ; mais l’homme sage doit avoir pour l’époque entière un regard bienveillant. Il doit espérer, se confier, attendre. Il doit tenir compte aux hommes de théorie de la lenteur avec laquelle poussent les idées ; aux hommes de pratique, de cet étroit et utile amour des choses qui sont, sans lequel la société se désorganiserait dans les expériences successives ; aux passions, de leurs digressions généreuses et fécondantes ; aux intérêts, de leurs calculs qui rattachent les classes entre elles à défaut de croyances ; aux gouvernements, de leurs tâtonnements vers le bien dans l’ombre ; aux oppositions, de l’aiguillon qu’elles ont sans cesse au poing et qui fait tracer au bœuf le sillon ; aux partis mitoyens, de l’adoucissement qu’ils apportent aux transitions ; aux partis extrêmes, de l’activité qu’ils impriment à la circulation des idées, lesquelles sont le sang même de la civilisation ; aux amis du passé, du soin qu’ils prennent de quelques racines vivaces ; aux zélateurs de l’avenir, de leur amour pour ces belles fleurs qui seront un jour de beaux fruits ; aux hommes mûrs, de leur modération ; aux hommes jeunes, de leur patience ; à ceux-ci, de ce qu’ils font ; à ceux-là, de ce qu’ils veulent faire ; à tous, de la difficulté de tout.

Nous ne nierons pas d’ailleurs tout ce que l’époque où nous vivons a d’orageux et de troublé. La plupart des hommes qui font quelque chose dans l’état ne savent pas ce qu’ils font. Ils travaillent dans la nuit sans y voir. Demain, quand il fera jour, ils seront peut-être tout surpris de leur œuvre. Charmés ou effrayés, qui sait ? Il n’y a plus rien de certain dans la science politique ; toutes les boussoles sont perdues ; la société chasse sur ses ancres ; depuis vingt ans on lui a déjà changé trois fois ce grand mât qu’on appelle la dynastie, et qui est toujours le premier frappé de la foudre.

La loi définitive de rien ne se révèle encore. Le gouvernement, tel qu’il est, n’est l’affirmation d’aucune chose ; la presse, si grande et si utile d’ailleurs, n’est qu’une négation perpétuelle de tout. Aucune formule nette de civilisation et de progrès n’a encore été rédigée.

La révolution française a ouvert pour toutes les théories sociales un livre immense, une sorte de grand testament. Mirabeau y a écrit son mot, Robespierre le sien, Napoléon le sien. Louis XVIII y a fait une rature.