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matin la mesure de leur auditoire ; qui tâtent le pouls de leur public ; qui ne se hasardent jamais hors de la possibilité d’être applaudis ; qui baisent toujours humblement le talon du succès ; qui arrivent à la tribune, quelquefois avec l’idée du jour, le plus souvent avec l’idée de la veille, jamais avec l’idée du lendemain, de peur d’aventure ; qui ont une faconde bien nivelée, bien plane et bien roulante, sur laquelle cheminent et circulent à petit bruit avec leurs divers bagages toutes les idées communes de leur temps ; qui, de crainte d’avoir des pensées trop peu imprégnées de l’atmosphère de tout le monde, mettent sans cesse leur jugement dans la rue comme un thermomètre à leur fenêtre. Mirabeau, au contraire, était l’homme de l’idée neuve, de l’illumination soudaine, de la proposition risquée ; fougueux, échevelé, imprudent, toujours inattendu partout, choquant, blessant, renversant, n’obéissant qu’à lui-même ; cherchant le succès sans doute, mais après beaucoup d’autres choses, et aimant mieux encore être applaudi par ses passions dans son cœur que par le peuple dans les tribunes ; bruyant, trouble, rapide, profond, rarement transparent, jamais guéable, et roulant pêle-mêle dans son écume toutes les idées de son époque, souvent fort rudoyées dans leur rencontre avec les siennes. L’éloquence de Barnave à côté de l’éloquence de Mirabeau, c’était un grand chemin côtoyé par un torrent.

Aujourd’hui que le nom de Mirabeau est si grand et si accepté, on a peine à se faire une idée de la façon excessive dont il était traité par ses collègues et par ses contemporains. C’était M. de Guillermy s’écriant tandis qu’il parlait : M. Mirabeau est un scélérat, un assassin ! C’étaient MM. d’Ambly et de Lautrec vociférant : Ce Mirabeau est un grand gueux ! Après quoi M. de Foucault lui montrait le poing, et M. de Virieu disait : Monsieur Mirabeau, vous nous insultez ! Quand la haine ne parlait pas, c’était le mépris. Ce petit Mirabeau ! disait M. de Castellanet au côté droit. Cet extravagant ! disait M. Lapoule au côté gauche. Et, lorsqu’il avait parlé, Robespierre grommelait entre ses dents : Cela ne vaut rien.

Quelquefois cette haine d’une si grande partie de son auditoire laissait trace dans son éloquence, et, au milieu de son magnifique discours sur la régence, par exemple, il échappait à ses lèvres dédaigneuses des paroles comme celles-ci, paroles mélancoliques, simples, résignées et hautaines, que tout homme dans une situation pareille devrait méditer : « Pendant que je parlais et que j’exprimais mes premières idées sur la régence, j’ai entendu dire avec cette indubitabilité charmante à laquelle je suis dès longtemps apprivoisé : Cela est absurde ! cela est extravagant ! cela n’est pas proposable ! Mais il faudrait réfléchir. » Il parlait ainsi le 25 mars 1791, sept jours avant sa mort.