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public commence à distinguer nettement le contour des questions réelles trop longtemps cachées aux yeux par la poussière que la polémique faisait autour d’elles. Le pugilat des théories a cessé. Le terrain de l’art maintenant n’est plus une arène, c’est un champ. On ne se bat plus ; on laboure.

À notre avis, la victoire est aux générations nouvelles. Elles ont pris grandement position dans tous les arts. Nous essaierons peut-être un jour de caractériser le point précis où elles en sont sous les diverses formes, poésie, peinture, sculpture, musique et architecture, et nous tâcherons d’indiquer par quels progrès et selon quelle loi il nous semble que doit s’opérer la fusion entre les nuances différentes des jeunes écoles, soit qu’elles cherchent plus spécialement le caractère, comme les gothiques, ou le style, comme les grecs.

En attendant, l’impulsion est donnée, la marée monte. Les doctrines de la liberté littéraire ont ensemencé l’art tout entier. L’avenir moissonnera.

Ce n’est pas que nous, plus que d’autres, nous croyions l’art perfectible. Nous savons qu’on ne dépassera ni Phidias, ni Raphaël. Mais nous ne déclarons pas, en secouant tristement la tête, qu’il est à jamais impossible de les égaler. Nous ne sommes pas ainsi dans les secrets de Dieu. Celui qui a créé ceux-là ne peut-il pas en créer d’autres ? Pourquoi vouloir arrêter l’esprit humain ? Toutes les époques lui conviennent, tous les climats lui sont bons. L’antiquité a Homère, mais le moyen âge a Dante. Shakespeare et les cathédrales au nord ; la Bible et les pyramides à l’orient.

Et quelle époque que celle-ci ! Nous l’avons déjà dit ailleurs et plus d’une fois, le corollaire rigoureux d’une révolution politique, c’est une révolution littéraire. Que voulez-vous que nous y fassions ? Il y a quelque chose de fatal dans ce perpétuel parallélisme de la littérature et de la société. L’esprit humain ne marche pas d’un seul pied. Les mœurs et les lois s’ébranlent d’abord ; l’art suit. Pourquoi lui clore l’avenir ? Les magnifiques ambitions font faire les grandes choses. Est-ce que ce siècle qui a été assez grand pour avoir son Charlemagne serait trop petit pour avoir son Shakespeare ?

Nous croyons donc fermement à l’avenir. On voit bien flotter encore çà et là sur la surface de l’art quelques tronçons des vieilles poétiques démâtées, lesquelles faisaient déjà eau de toutes parts il y a dix ans. On voit bien aussi quelques obstinés qui se cramponnent à cela. Rari nantes. Nous les plaignons. Mais nous avons les yeux fixés ailleurs. S’il nous était permis, à nous qui sommes bien loin de nous compter parmi les hommes prédestinés qui résoudront ces grandes questions par de grandes œuvres, s’il nous était permis de hasarder une conjecture sur ce qui doit advenir de l’art, nous dirions qu’à notre avis, d’ici à peu d’années, l’art, sans renoncer à toutes ses autres formes, se résumera plus spécialement sous la forme essentielle et culminante du drame.