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d’illustres amis avec qui je suis presque aussi familier qu’avec vous. Eh bien, ma vanité est satisfaite ; souvent dans les salons j’ai des moments de satisfaction mondaine ; enfin quelquefois je suis enivré de ces petits triomphes d’une soirée, d’un instant ; et avec cela, le fond, la presque totalité de ma vie, c’est je ne dirais pas le malheur, mais un chancre aride ; un plomb liquide me coule dans les veines ; si l’on voyait mon âme, je ferais pitié, j’ai peur de devenir fou. Depuis que je suis ici, ma douleur a pris cinq à six formes : d’abord ç’a été le regret de ma patrie, et mon incertitude de l’avenir ; ensuite le sentiment de mon isolement, de mon néant ; puis un vide occupé par cet affreux tumulte de sensations dont je vous ai tant parlé ; enfin, depuis deux mois, toutes mes facultés de douleur se sont réunies sur un point. J’ose à peine vous le dire, tant il est fou ; mais, je vous en supplie, ne voyez là-dedans qu’une forme de douleur, qu’une des apparences de l’ulcère qui me ronge ; ne me jugez pas d’après les règles ordinaires, et voyez le mal et non pas son objet. Eh bien, ce point central de mes maux, c’est de n’être pas né anglais. Ne riez pas, je vous en supplie ; je souffre tant ! Les gens vraiment amoureux sont des monomanes comme moi, qui ont une seule idée, laquelle absorbe toutes leurs sensations. Moi, dont l’âme a été en butte si longtemps à un tumulte si varié, je suis monomane aussi maintenant.

Je lisais dernièrement Valérie de Mme de Krudener ; je ne puis vous exprimer les sensations que j’en ai reçues. Ce livre étonnant m’avait ennuyé jadis ; maintenant il m’a déchiré. C’est que Gustave est comme moi victime d’une passion dévorante, ou plutôt d’une énergie de sensations qui le dévore, et qui s’est portée sur un aliment naturel, l’amour, tandis que cette même énergie, luttant dans mon âme avec le vide, y enfante des fantômes. Je lisais ce roman, aux premiers rayons du soleil du printemps, dans les vastes et tristes allées du Luxembourg. A chaque instant, je m’arrêtais anéanti.

Maintenant, voici l’origine de ma passion pour l’Angleterre. D’abord vous savez que j’aime à revivre avec les morts, à connaître leur vie d’autrefois, à habiter avec eux, à les suivre dans les circonstances de leur existence, à me créer enfin des sympathies que pare l’illusion du temps et que la présence des individus ne puisse plus détruire. Eh bien, là, en Angleterre, j’aurais au moins cinquante poëtes d’une vie aventureuse, et dont les livres sont pleins d’imagination, de pensée, etc. ; en France, je n’en ai pas trois. Outre cela, j’aurais eu une patrie dont j’aurais aimé jusqu’aux préjugés ; il y a tant de poésie dans les vieilles mœurs de l’Angleterre, et tant d’imagination dans tout ce qui est de ce pays-là ! D’abord, au lieu d’une littérature, il y en a quatre : l’américaine, l’anglaise, l’écossaise, l’irlandaise ; et