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Certes, si nous voulons bien parler d’un monument de ce genre avec admiration, on n’exigera pas que nous en parlions avec respect.

Nous plaindrions une cité où la foule serait au bazar et la solitude à l’église ; nous plaindrions une littérature qui déserterait le sentier de Corneille et de Bossuet pour courir sur la trace de Voltaire.

Loin de nous toutefois la pensée de nier le génie de cet homme extraordinaire. C’est parce que, dans notre conviction, ce génie était peut-être un des plus beaux qui aient jamais été donnés à aucun écrivain, que nous en déplorons plus amèrement le frivole et funeste emploi. Nous regrettons, pour lui comme pour les lettres, qu’il ait tourné contre le ciel cette puissance intellectuelle qu’il avait reçue du ciel. Nous gémissons sur ce beau génie qui n’a point compris sa sublime mission, sur cet ingrat qui a profané la chasteté de la muse et la sainteté de la patrie, sur ce transfuge qui ne s’est pas souvenu que le trépied du poëte a sa place près de l’autel. Et (ce qui est d’une profonde et inévitable vérité) sa faute même renfermait son châtiment. Sa gloire est beaucoup moins grande qu’elle ne devait l’être, parce qu’il a tenté toutes les gloires, même celle d’Érostrate. Il a défriché tous les champs, on ne peut dire qu’il en ait cultivé un seul. Et, parce qu’il eut la coupable ambition d’y semer également les germes nourriciers et les germes vénéneux, ce sont, pour sa honte éternelle, les poisons qui ont le plus fructifié. La Henriade, comme composition littéraire, est encore bien inférieure à la Pucelle (ce qui ne signifie certes pas que ce coupable ouvrage soit supérieur, même dans son genre honteux). Ses satires, empreintes parfois d’un stigmate infernal, sont fort au-dessus de ses comédies, plus innocentes. On préfère ses poésies légères, où son cynisme éclate souvent à nu, à ses poésies lyriques, dans lesquelles on trouve parfois des vers religieux et graves[1]. Ses contes, enfin, si désolants d’incrédulité et de scepticisme, valent mieux que ses histoires, où le même défaut se fait un peu moins sentir, mais où l’absence perpétuelle de dignité est en contradiction avec le genre même de ces ouvrages. Quant à ses tragédies, où il se montre réellement grand poëte, où il trouve souvent le trait du caractère, le mot du cœur, on ne peut disconvenir, malgré tant d’admirables scènes, qu’il ne soit encore resté assez loin de Racine, et surtout du vieux Corneille. Et ici notre opinion est d’autant moins suspecte, qu’un examen

  1. M. le comte de Maistre, dans son sévère et remarquable portrait de Voltaire, observe qu’il est nul dans l’ode, et attribue avec raison cette nullité au défaut d’enthousiasme. Voltaire, en effet, qui ne se livrait à la poésie lyrique qu’avec antipathie, et seulement pour justifier sa prétention à l’universalité, Voltaire était étranger à toute profonde exaltation ; il ne connaissait d’émotion véritable que celle de la colère, et encore cette colère n’allait-elle pas jusqu’à l’indignation, jusqu’à cette indignation qui fait poëte, comme dit Juvénal, facit indignatio versum. (Note de l’édition originale)