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ajustait n’importe qui, et réussissait. Le carnage était frénétique. Pendant que la tuerie, sous les ordres de Carrelet, emplissait le boulevard, la brigade Bourgon ravageait le Temple, la brigade Marulaz ravageait la rue Rambuteau ; la division Renault se distinguait sur la rive gauche. Renault était ce général qui, à Mascara, avait donné à Charras ses pistolets. En 1848, il avait dit à Charras : il faut révolutionner l’Europe. Et Charras lui avait dit : Pas si vite ! Louis Bonaparte l’avait fait général de division en juillet 1851. La rue aux Ours fut particulièrement dévastée. Morny le soir disait à Louis Bonaparte : – Un bon point au 16e léger. Il a nettoyé la rue aux Ours.

Au coin de la rue du Sentier, un officier de spahis, le sabre levé, criait : – Ce n’est pas ça ! Vous n’y entendez rien. Tirez aux femmes ! Une femme fuyait, elle était grosse, elle tomba, on la fit accoucher d’un coup de crosse. Une autre, éperdue, allait disparaître à l’angle d’une rue. Elle portait un enfant. Deux soldats l’ajustèrent. L’un dit : A la femme ! Et il abattit la femme. L’enfant roula sur le pavé. L’autre soldat dit : A l’enfant ! Et il tua l’enfant.

Un homme considérable dans la science, le docteur Germain Sée, déclare que dans une seule maison, la maison des Bains de Jouvence, il y avait, à six heures, sous un hangar dans la cour, environ quatre-vingts blessés, presque tous (soixante-dix au moins) « vieillards, femmes et enfants ». Le docteur Sée leur donna les premiers soins.

Il y eut rue Mandar, dit un témoin, « un chapelet de cadavres » qui allait jusqu’à la rue Neuve-Saint-Eustache. Devant la maison Odier, vingt-six cadavres. Trente devant l’hôtel Montmorency. Devant les Variétés, cinquante-deux, dont onze femmes. Rue Grange-Batelière, trois cadavres nus. Le n° 19 du faubourg Montmartre était plein de morts et de blessés.

Une femme en fuite, égarée, les cheveux épars, les bras levés au ciel, courait dans la rue Poissonnière en criant : On tue ! on tue ! on tue ! on tue ! on tue !

Les soldats pariaient. – Parions que je descends celui-ci. – C’est ainsi que fut tué, rentrant chez lui, rue de la Paix, n° 52, le comte Poninski.

Je voulus savoir à quoi m’en tenir. De certains forfaits, pour être affirmés, doivent être constatés. J’allai au lieu du meurtre.

Dans une telle angoisse, à force de sentir, on ne pense plus, ou, si l’on pense, c’est éperdument. On ne souhaite plus qu’une fin quelconque. La mort des autres vous fait tant d’horreur que votre propre mort vous fait envie. Si du moins, en mourant, on pouvait servir à quelque chose ! On se souvient des morts qui ont déterminé des indignations et des soulèvements. On n’a plus que cette ambition : être un cadavre utile.

Je marchais, affreusement pensif.