Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome II.djvu/42

Cette page n’a pas encore été corrigée

Heureusement on était ivre. Les gendarmes faisaient boire les soldats, les ouvriers profitaient de cette gaîté pour travailler. Les gardes municipaux riaient, juraient, « faisaient des calembours, buvaient du vin de Champagne et du café » et disaient : C’est nous qui remplaçons les représentants ; nous avons vingt-cinq francs par jour. Toutes les presses de Paris étaient occupées ainsi militairement. Le coup d’État tenait tout. Ce crime maltraitait même les journaux qui le soutenaient. Aux bureaux du Moniteur parisien, les sergents de ville voulaient tirer sur quiconque entr’ouvrait une porte. M. Delamare, directeur de la Patrie, avait sur les bras quarante gardes municipaux et tremblait qu’ils ne brisassent ses presses. Il dit à l’un d’eux : Mais je suis avec vous ! – Le gendarme répondit : – Qu’est-ce que cela me fait ?

Dans la nuit du 3 au 4, vers trois heures du matin, toutes les imprimeries furent évacuées. Le capitaine dit à Serrière : – Nous avons ordre de nous concentrer dans nos quartiers. Et Serrière, en nous racontant le fait, ajouta : Il se prépare quelque chose.

J’avais, depuis la veille, des conversations pour le combat avec Georges Biscarrat, homme brave et probe, dont j’aurai occasion de reparler. Je lui avais donné rendez-vous au n° 19 de la rue Richelieu. De là, dans cette matinée du 4, quelques allées et venues du n° 15 où nous délibérions au n° 19 où je couchais.

A un certain moment, j’étais dans la rue. Je quittais cet honnête et courageux homme ; je vis venir à moi tout le contraire, M. Mérimée.

— Tiens ! me dit M. Mérimée, je vous cherchais.

Je lui répondis :

— J’espère que vous ne me trouverez pas.

Il me tendit la main, je lui tournai le dos.

Je ne l’ai plus revu. Je crois qu’il est mort.

Ce Mérimée un jour, vers 1847, me parlait de Morny, et nous avions eu ce dialogue. Mérimée disait : M. de Morny a un grand avenir. Et il m’avait demandé : – Le connaissez-vous ?

Et j’avais répondu :

— Ah ! il a un grand avenir ? Oui, je connais M. de Morny. Il a de l’esprit, il va beaucoup dans le monde, il fait des affaires industrielles, il a mis en train l’affaire de la Vieille-Montagne, les mines de zinc, les charbonnages de Liège. J’ai l’honneur de le connaître. C’est un escroc.

Il y avait entre Mérimée et moi cette nuance que je méprisais Morny et qu’il l’estimait.

Morny le lui rendait, et c’était juste.

J’attendis que Mérimée eût dépassé le coin de la rue. Quand il eut disparu, je rentrai au n° 15.