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lait Varennes à Sedan, semblait vouloir confronter les deux catastrophes, et accoupler dans une sorte de même chaîne l’empereur prisonnier de l’étranger au roi prisonnier de son peuple.

L’obscurcissement de la rêverie couvrait pour moi cette plaine. La Meuse me paraissait avoir des reflets rouges ; l’île voisine, dont j’avais admiré la verdure, avait pour sous-sol une tombe ; quinze cents chevaux et autant d’hommes y étaient enterrés ; de là l’herbe épaisse. Çà et là, à perte de vue, apparaissaient, dans la vallée, des monticules avec des végétations sinistres ; chacune de ces végétations marquait la place d’un régiment enseveli. Là avait été anéantie la brigade Guyomar ; là avait été exterminée la division Lhéritier ; ici avait péri le 7e corps ; là, sans même avoir pu aborder l’infanterie ennemie, était tombée « sous des feux tranquilles et bien ajustés », dit le rapport prussien, toute la cavalerie du général Margueritte. De ces deux sommets, les plus élevés de cette enceinte de collines, Daigny, en face de Givonne, qui a deux cent soixante-seize mètres, Fleigneux, en face d’llly, qui a deux cent quatre-vingt-seize mètres, les batteries de la garde royale de Prusse avaient écrasé l’armée française. Cela s’était fait de haut, avec l’autorité terrible du destin. Il semblait qu’on fût venu là exprès, les uns pour tuer, les autres pour mourir. Un mortier, qui est une vallée, un pilon, qui est l’armée allemande, voilà la bataille de Sedan. Je regardais, sans pouvoir en détacher mes yeux, ce champ du désastre, ces plis de terrain qui n’avaient pas protégé nos régiments, ces ravins où s’était effondrée la cavalerie, tout cet amphithéâtre où s’étageait la catastrophe, les escarpements sombres de la Marphée, ces halliers, ces pentes, ces précipices, ces forêts pleines d’embûches, et dans cette ombre formidable, ô toi, l’Invisible ! je te voyais.