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PAGE ÉCRITE A BRUXELLES. 167

chant des bornes et ne s’en trouvant pas, ni dans les choses, ni dans les hommes ; Louis Bonaparte tient la France, urbem Komam habet ; et qui tient la France tient le monde ; il est maître des votes, maître des consciences, maître du peuple ; il nomme son successeur, règne à jamais sur les scrutins futurs, dispose de l’éternité et met l’avenir sous pli cacheté ; son sénat, son Corps législatif, son conseil d’État, têtes baissées et mêlées derrière lui, lui lèchent les talons ; il mène en laisse les évêques et les cardinaux ; il marche sur la justice qui le maudit et sur les juges qui l’adorent ; trente correspondances informent le continent qu’il a froncé le sourcil, et tous les télégraphes électriques tressaillent s’il lève le petit doigt ; on entend autour de lui le froissement des sabres, et les tambours battent aux champs ; il siège à l’ombre de l’aigle, au milieu des bayonnettes et des citadelles ; les peuples libres tremblent et cachent leurs libertés de peur qu’il ne les leur vole ; la grande république américaine elle-même hésite en sa présence, et n’ose lui retirer son ambassadeur ; les rois entourés d’armées le regardent en souriant, le cœur plein d’épouvante. Par où commencera-t-il . ? Par la Belgique . Par la Suisse .Par le Piémont .^L’Europe s’attend à être envahie. Il peut tout, et il rêve tout.

Eh bien ! ce maître, ce triomphateur, ce vainqueur, ce dictateur, cet empereur, ce tout-puissant, un homme seul, errant, dépouillé, ruiné, terrassé, proscrit, se lève devant lui et l’attaque. Louis Napoléon a dix mille canons et cinq cent mille soldats ; l’écrivain a sa plume et son encrier. L’écrivain n’est rien, c’est un grain de poussière, c’est une ombre, c’est un exilé sans asile, c’est un vagabond sans passeport, mais il a à ses côtés et combattant avec lui deux puissances, le Droit, qui est invincible, et la Vérité, qui est immortelle.

Certes, pour cette lutte à outrance, pour ce duel redoutable, la Providence aurait pu choisir un champion plus illustre, un plus grand athlète ; mais qu’importent les hommes là où c’est l’idée qui combat ! Tel qu’il est, il est bon, disons-le, que ce spectacle soit donné au monde. Qu’est-ce que cela, en effet. c’est l’intelligence, atome, qui résiste à la force, colosse. Je n’ai qu’une pierre dans ma fronde, mais cette pierre est bonne ; cette pierre, c’est la justice.

J’attaque Louis Bonaparte à cette heure où il est debout, à cette heure où il est maître. Il est à son apogée ; tant mieux, c’est ce qui me convient. Oui, j’attaque Louis Bonaparte, je l’attaque à la face du monde, je l’attaque en présence de Dieu et des hommes, je l’attaque résolument, éperdument, pour l’amour du peuple et de la France ! Il va être empereur, soit. Que du moins il y ait un front qui résiste ; que Louis Bonaparte sache qu’on prend un empire, mais qu’on ne prend pas une conscience.