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l6o HISTOIRE D’UN CRIME.

On ne dormait pas, on ne mangeait pasj on prenait ce qu’on trouvait, un verre d’eau de temps en temps, un morceau de pain çà et là. Madame Landrin nous donna un bouillonj Madame Grévy un reste de pâté froid. Nous vécûmes un soir d’un peu de chocolat qu’un pharmacien avait fait distribuer dans une barricade. Chez Jeunesse, rue de Grammont, dans la nuit du 3, Michel (de Bourges) prenait une chaise et disait : —Voilà mon lit. — Était-on fatigué. ? On ne le sentait pas. Les vieux comme Ronjat, les malades comme Boysset, tous marchaient. Le péril public, cette fièvre, les soutenait.

Notre collègue vénérable, Lamennais, ne vint pas, mais il resta les trois jours sans se coucher, boutonné dans sa vieille redingote, ses ^ros souliers aux pieds, prêt à marcher. Il écrivait à l’auteur de ce livre ces trois lignes qu’il est impossible de ne pas citer : Vous êtes des héros sans moi. J’en souffre. J’attends vos ordres. Ta’chev donc de iii’einployer a quelque chose, ne fût-ce qu’a mourir. Dans les réunions, chacun était comme d’habitude. On etit dit par moments une séance ordinaire dans un des bureaux de l’Assemblée. C’était le calme de tous les jours mêlé à la fermeté des crises suprêmes. Edgar Quinet avait toute sa haute raison, Noël Parfait toute sa vivacité d’esprit, Yvan toute sa pénétration vigoureuse et intelligente, Labrousse toute sa verve. Dans un coin Pierre Lefranc, pamphlétaire et chansonnier, mais pamphlétaire comme Courrier et chansonnier comme Béranger, souriait aux graves et sévères paroles de Dupont de Bussac. Tout ce groupe si brillant des jeunes orateurs de la gauche, Bancel avec sa fougue puissante, Versigny et Victor Chauffour avec leur intrépidité juvénile. Sain avec son sangfroid qui révèle la force, Farconnet avec sa voix douce et son inspiration énergique, se prodiguaient pour la résistance au coup d’État, tantôt dans les délibérations, tantôt parmi le peuple, prouvant que pour être orateur il faut avoir toutes les qualités de combat. De Flotte, infatigable, était toujours prêt à parcourir tout Paris. Xavier Durieu était brave, Dulac intrépide, Charamaule téméraire. Citoyens et paladins. Du courage, qui eût osé n’en pas avoir parmi tous ces hommes dont pas un ne tremblait.^’ Barbes incultes, habits défaits, cheveux en désordre, visages pâles, fierté dans tous les yeux. Dans les maisons où l’on était accueilli, on s’installait comme on pouvait. S’il n’y avait pas de fauteuils ou de chaises, quelques-uns, épuisés de force, mais non de cœur, s’asseyaient à terre. Pour les décrets et les proclamations, tous se faisaient copistes ; un dictait, dix écrivaient. On écrivait sur les tables, sur les coins des meubles, sur ses genoux. Souvent le papier manquait, les plumes manquaient. Ces misères créaient des obstacles dans les heures les plus critiques. A telle minute donnée, dans l’histoire des peuples, un encrier dont l’encre est desséchée peut être une calamité pu-