Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome II.djvu/167

Cette page n’a pas encore été corrigée

Charras l’interrompit impétueusement.

— Paix-là, monsieur ! pas un mot de plus ! J’ai servi mon pays vingt-cinq ans, sous l’épaulette, au feu, au péril de ma vie, toujours pour l’honneur, jamais pour le gain. Gardez l’argent, vous autres !

— Mais, monsieur…

— Silence ! l’argent qui touche à vos mains salirait les miennes.

Il se fit encore un silence que le chef du cabinet particulier rompit encore :

— Colonel, vous serez accompagné de deux agents qui ont des instructions spéciales, et je dois vous prévenir que vous voyagerez par ordre avec un faux passeport et sous le nom de Vincent.

— Ah, pardieu ! s’écria Charras, voilà qui est fort ! Qui est-ce qui s’imagine qu’on me fera voyager par ordre avec un faux passeport et sous un faux nom ? – Et regardant fixement M. Léopold Lehon : – Sachez, monsieur, que je m’appelle Charras et non Vincent, et que je suis d’une famille où l’on a toujours porté le nom de son père.

On partit.

On fit le trajet en cabriolet jusqu’à Creil, où passe le chemin de fer.

A la gare de Creil, la première personne qu’aperçoit Charras, c’est le général Changarnier.

— Tiens, c’est vous, général !

Les deux proscrits s’embrassèrent. Tel est l’exil.

— Que diable font-ils de vous ? dit le général.

— Ce qu’ils font de vous probablement. Ces chenapans me font voyager sous le nom de Vincent.

— Et moi, dit Changarnier, sous le nom de Leblanc.

— Ils auraient dû au moins m’appeler Lerouge, s’écria Charras en éclatant de rire.

Cependant un cercle, tenu à distance par les agents, s’était formé autour d’eux. On les avait reconnus, et on les saluait. Un jeune enfant, que sa mère ne put retenir, courut vivement jusqu’à Charras, et lui prit la main.

Ils montèrent en wagon, libres en apparence comme les autres voyageurs. Seulement on les isola dans des compartiments vides, et chacun d’eux était accompagné de deux hommes qui s’asseyaient à côté et en face de lui et qui ne le quittaient pas du regard. Les gardiens du général Changarnier étaient, comme force et comme taille, les premiers hommes venus. Ceux de Charras étaient des espèces de géants. Charras est de très haute taille ; ils le dépassaient de toute la tête. Ces hommes, qui étaient des argousins, avaient été des carabiniers ; ces espions avaient été des braves.

Charras les questionna. Ils avaient servi tout jeunes, dès 1813. Ainsi ils avaient