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XII. Les Expatriés

Le crime ayant réussi, tout s’y ralliait. Persister était possible, résister non. La situation était de plus en plus désespérée. On eût dit une sorte de mur énorme grandissant à l’horizon, et prêt à se fermer.

Issue : l’exil.

Les grandes âmes, gloires du peuple, émigrèrent. On vit cette chose sombre, la France chassée de France.

Mais ce que le présent semble perdre, l’avenir le gagne ; la main qui disperse est aussi la main qui ensemence.

Les représentants de la gauche, cernés, dispersés, poursuivis, traqués, errèrent plusieurs jours d’asile en asile. Ceux qui s’échappèrent ne quittèrent Paris et la France qu’à grand’peine. Madier de Montjau avait des sourcils très noirs et très épais ; il en rasa la moitié, coupa ses cheveux et laissa pousser sa barbe. Yvan, Pelletier, Gindrier, Doutre, rasèrent leur moustache et leur barbe. Versigny arriva à Bruxelles le 14 avec un passeport au nom de Morin. Schœlcher s’habilla en prêtre. Ce costume lui allait admirablement et convenait à son visage austère et à sa voix grave. Un digne prêtre l’aida à se travestir, lui prêta sa soutane et son rabat, lui fit raser ses favoris quelques jours d’avance afin qu’il ne fût pas trahi par la trace blanche de la barbe fraîchement coupée, lui remit son propre passeport, et ne le quitta qu’au chemin de fer [1].

De Flotte se déguisa en domestique et parvint ainsi à franchir la frontière à Mouscron. De là il gagna Gand, puis Bruxelles.

Dans la nuit du 26 décembre, j’étais rentré dans la petite chambre sans feu que j’occupais au deuxième étage de l’hôtel de la Porte-Verte, n° 9 ; il était minuit, je venais de me coucher, et je commençais à m’endormir quand on frappa à ma porte. Je m’éveillai. Je laissais toujours la clef en dehors. – Entrez, dis-je. Une servante entra avec une lumière et introduisit près de moi deux hommes que je ne connaissais pas. L’un était un avocat de Gand, M…, l’autre était de Flotte. Il me prit les deux mains et me les serra avec tendresse. – Quoi, lui dis-je, c’est vous ? – De Flotte à l’Assemblée avec son front proéminent et pensif, ses yeux profonds, ses cheveux tondus ras et sa longue barbe un peu recourbée, semblait un personnage

  1. Voir le livre les Hommes de l’exil.