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bout de vos quatre ans et d’exécuter la Constitution ; qu’on ne peut pas, après tout, sortir de l’Élysée pour entrer à Clichy ; que vous aviez en vain eu recours aux petits expédients prévus par l’article 405 ; que les scandales approchaient, que la presse démagogique jasait, que l’affaire des lingots d’or allait éclater, que vous devez du respect au nom de Napoléon, et que, ma foi, n’ayant plus d’autre choix, plutôt que d’être un des vulgaires escrocs du code, vous avez mieux aimé être un des grands assassins de l’histoire !

« Donc, au lieu de vous souiller, ce sang vous a lavé. Fort bien.

« Je continue.

viii

« Quand ce fut fini, Paris vint voir ; la foule afflua dans ces lieux terribles ; on la laissa faire. C’était le but du massacreur. Louis Bonaparte n’avait pas fait cela pour le cacher.

« Le côté sud du boulevard était couvert de papiers de cartouches déchirées, le trottoir du côté nord disparaissait sous les plâtras détachés par les balles des façades des maisons, et était tout blanc comme s’il avait neigé ; les flaques de sang faisaient de larges taches noirâtres dans cette neige de débris. Le pied n’évitait un cadavre que pour rencontrer des éclats de vitre, de plâtre ou de pierre ; certaines maisons étaient si écrasées de mitraille et de boulets qu’elles semblaient prêtes à crouler, entre autres la maison Sallandrouze dont nous avons parlé et le magasin de deuil au coin du faubourg Montmartre. « La maison Billecoq, dit un témoin, est encore aujourd’hui étayée par de fortes pièces en bois et la façade sera en partie reconstruite. La maison des tapis est percée à jour en plusieurs endroits[1]. » Un autre témoin dit : « Toutes les maisons, depuis le cercle des étrangers jusqu’à la rue Poissonnière, étaient littéralement criblées de balles, du côté droit du boulevard surtout. Une des grandes glaces du magasin de la Petite Jeannette en avait reçu certainement plus de deux cents pour sa part. Il n’y avait pas une fenêtre qui n’eût la sienne. On respirait une atmosphère de salpêtre[2]. » Trente-sept cadavres étaient entassés dans la cité Bergère, et les passants pouvaient les compter à travers la grille. Une femme était arrêtée à l’angle de la rue Richelieu. Elle regardait. Tout à coup elle s’aperçoit qu’elle a les pieds mouillés : — Tiens, dit-elle, il a donc bien plu ; j’ai les pieds dans l’eau. — Non, madame, lui dit un passant, ce n’est pas de l’eau. – Elle avait les pieds dans une mare de sang.

  1. Auguste Vié
  2. G. de Cherville