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abattit ses armes et fit feu sur la foule éperdue par un mouvement instantané.

« Le feu continua sans interruption pendant vingt minutes, dominé de temps en temps par quelques coups de canon.

« Au premier feu, je me jetai à terre et je me traînai comme un reptile sur le trottoir jusqu’à la première porte entr’ouverte que je pus rencontrer.

« C’était la boutique d’un marchand de vins, située au n° 180, à côté du bazar de l’Industrie. J’entrai le dernier. La fusillade continuait toujours.

« Il y avait dans cette boutique près de cinquante personnes, et parmi elles cinq ou six femmes, deux ou trois enfants. Trois malheureux étaient entrés blessés, deux moururent au bout d’un quart d’heure d’horribles souffrances ; le troisième vivait encore quand je sortis de cette boutique à quatre heures ; il ne survécut pas du reste à sa blessure, ainsi que je l’ai appris plus tard.

« Pour donner une idée du public sur lequel la troupe avait tiré, je ne puis rien faire de mieux que de citer quelques exemples des personnes réunies dans cette boutique.

« Quelques femmes, dont deux venaient d’acheter dans le quartier les provisions de leur dîner ; un petit clerc d’huissier envoyé en course par son patron ; deux ou trois coulissiers de la Bourse ; deux ou trois propriétaires ; quelques ouvriers, peu ou point vêtus de blouse. Un des malheureux réfugiés dans cette boutique m’a produit une vive impression : c’était un homme d’une trentaine d’années, blond, vêtu d’un paletot gris ; il se rendait avec sa femme dîner au faubourg Montmartre dans sa famille, quand il fut arrêté sur le boulevard par le passage de la colonne de troupes. Dans le premier moment, et dès la première décharge, sa femme et lui tombèrent ; il se releva, fut entraîné dans la boutique du marchand de vins, mais il n’avait plus sa femme à son bras, et son désespoir ne peut être dépeint. Il voulait à toute force, et malgré nos représentations, se faire ouvrir la porte et courir à la recherche de sa femme au milieu de la mitraille qui balayait la rue. Nous eûmes les plus grandes peines à le retenir pendant une heure. Le lendemain j’appris que sa femme avait été tuée et que le cadavre avait été reconnu dans la cité Bergère. Quinze jours plus tard, j’appris que ce malheureux, ayant menacé de faire subir à M. Bonaparte la peine du talion, avait été arrêté et transporté à Brest, en destination de Cayenne. Presque tous les citoyens réunis dans la boutique du marchand de vins appartenaient aux opinions monarchiques, et je ne rencontrai parmi eux qu’un ancien compositeur de la Réforme, du nom de Meunier, et l’un de ses amis, qui s’avouassent républicains. Vers quatre heures, je sortis de cette boutique. »