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avec elle sa batterie. Rien que sur le boulevard Poissonnière on comptait onze pièces de canon. Deux qui se tournaient le dos avaient été braquées, l’une à l’entrée de la rue Montmartre, l’autre à l’entrée du faubourg Montmartre, sans qu’on pût deviner pourquoi, la rue et le faubourg n’offrant même pas l’apparence d’une barricade. Les curieux, entassés sur les trottoirs et aux fenêtres, considéraient avec stupeur cet encombrement d’affûts, de sabres et de bayonnettes.

« Les troupes riaient et causaient », dit un témoin ; un autre témoin dit : « Les soldats avaient un air étrange. » La plupart, la crosse en terre, s’appuyaient sur leurs fusils et semblaient à demi chancelants de lassitude, ou d’autre chose. Un de ces vieux officiers qui ont l’habitude de regarder dans le fond des yeux des soldats, le général L***, dit en passant devant le café Frascati : « Ils sont ivres. »

« Des symptômes se manifestaient.

« À un moment où la foule criait à la troupe : vive la République ! à bas Louis Bonaparte ! on entendit un officier dire à demi-voix : Ceci va tourner à la charcuterie.

« Un bataillon d’infanterie débouche par la rue Richelieu. Devant le café Cardinal il est accueilli par un cri unanime de : vive la République ! Un écrivain qui était là, rédacteur d’un journal conservateur, ajoute : À bas Soulouque ! L’officier d’état-major qui conduisait le détachement lui assène un coup de sabre qui, esquivé par l’écrivain, coupe un des petits arbres du boulevard.

« Comme le 1er de lanciers, commandé par le colonel Rochefort, arrivait à la hauteur de la rue Taitbout, un groupe nombreux couvrait l’asphalte du boulevard. C’étaient des habitants du quartier, des négociants, des artistes, des journalistes, et parmi eux quelques femmes tenant de jeunes enfants par la main. Au passage du régiment, hommes, femmes, tous crient : vive la Constitution ! vive la loi ! vive la République ! Le colonel Rochefort – le même qui avait présidé, le 31 octobre 1851, à l’École militaire, le banquet donné par le 1er lanciers au 7e, et qui, dans ce banquet, avait prononcé ce toast : « Au prince Napoléon, au chef de l’État ; il est la personnification de l’ordre dont nous sommes les défenseurs », – ce colonel, au cri tout légal poussé par la foule, lance son cheval au milieu du groupe, à travers les chaises du trottoir ; les lanciers se ruent à sa suite, et hommes, femmes, enfants, tout est sabré. « Bon nombre d’entre eux restèrent sur place », dit un apologiste du coup d’État, lequel ajoute : « Ce fut l’affaire d’un instant.[1] »

« Ce n’était là que le début.

« Vers deux heures, on braquait deux obusiers à l’extrémité du boulevard

  1. Le capitaine Mauduit. Révolution militaire du 2 décembre, p.217.