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Une quinzaine d’hommes s’installèrent dans ce poste avancé. Ils avaient des fusils, mais point ou peu de cartouches. Derrière eux, la grande barricade qui couvrait la porte Saint-Denis était occupée par une centaine de combattants au milieu desquels on remarquait deux femmes et un vieillard à cheveux blancs, appuyé de la main gauche sur une canne et tenant de la main droite un fusil. Une des deux femmes portait un sabre en bandoulière ; en aidant à arracher la rampe du trottoir, elle s’était coupé trois doigts de la main à l’angle d’un barreau de fer ; elle montrait sa blessure à la foule en criant : vive la République ! L’autre femme, montée au sommet de la barricade, appuyée à la hampe du drapeau, escortée de deux hommes en blouse armés de fusils et présentant les armes, lisait à haute voix l’appel aux armes des représentants de la gauche ; le peuple battait des mains.

« Tout ceci se faisait entre midi et une heure. Une population immense, en deçà des barricades, couvrait les trottoirs des deux côtés du boulevard, silencieuse sur quelques points, sur d’autres criant : à bas Soulouque ! à bas le traître !

« Par intervalle des convois lugubres traversaient cette multitude ; c’étaient des files de civières fermées, portées à bras par des infirmiers et des soldats. En tête marchaient des hommes tenant de longs bâtons auxquels pendaient des écriteaux bleus où l’on avait écrit en grosses lettres : Service des hôpitaux militaires. Sur les rideaux des civières on lisait : Blessés. Ambulances. Le temps était sombre et pluvieux.

« En ce moment-là il y avait foule à la Bourse ; des afficheurs y collaient sur tous les murs des dépêches annonçant les adhésions des départements au coup d’État. Les agents de change, tout en poussant à la hausse, riaient et levaient les épaules devant ces placards. Tout à coup un spéculateur très connu, et grand applaudisseur du coup d’État depuis deux jours, survient tout pâle et haletant comme quelqu’un qui s’enfuit, et dit : on mitraille sur les boulevards.

« Voici ce qui se passait :

iii

« Un peu après une heure, un quart d’heure après le dernier ordre donné par Louis Bonaparte au général Roguet, les boulevards, dans toute leur longueur depuis la Madeleine, s’étaient subitement couverts de cavalerie et d’infanterie. La division Carrelet, presque entière, composée des cinq brigades de Cotte, Bourgon, Canrobert, Dulac et Reibell, et présentant un effectif de seize mille quatre cent dix hommes, avait prit position et s’était échelonnée depuis la rue de la Paix jusqu’au faubourg Poissonnière. Chaque brigade avait