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Émile de Girardin, en le dégageant de cette vapeur qui enveloppe tout combattant dans la mêlée des partis et qui, à distance, change ou obscurcit la figure des hommes, Émile de Girardin est un rare penseur, un écrivain précis, énergique, logique, adroit, robuste, un journaliste dans lequel, comme dans tous les grands journalistes, on sent l’homme d’État. On doit à Émile de Girardin ce progrès mémorable, la presse à bon marché. Émile de Girardin a ce grand don, l’opiniâtreté lucide. Émile de Girardin est un veilleur public ; son journal, c’est son poste ; il attend, il regarde, il épie, il éclaire, il guette, il crie qui vive ; à la moindre alerte, il fait feu avec sa plume ; prêt à toutes les formes du combat, sentinelle aujourd’hui, général demain. Comme tous les esprits sérieux, il comprend, il voit, il reconnaît, il palpe, pour ainsi dire, l’immense et magnifique identité que couvrent ces trois mots : révolution, progrès, liberté ; il veut la révolution, mais surtout par le progrès ; il veut le progrès, mais uniquement par la liberté. On peut, et selon nous quelquefois avec raison, différer d’avis avec lui sur la route à prendre, sur l’attitude à tenir et sur la position à conserver, mais personne ne peut nier son courage qu’il a prouvé sous toutes les formes, ni rejeter son but qui est l’amélioration morale et matérielle du sort de tous. Émile de Girardin est plus démocrate que républicain, plus socialiste que démocrate ; le jour où ces trois idées, démocratie, république, socialisme, c’est-à-dire le principe, la forme et l’application, se feront équilibre dans son esprit, les oscillations qu’il a encore, cesseront. Il a déjà la puissance, il aura la fixité.

Dans le cours de cette séance, on va le voir, je ne fus pas toujours d’accord avec Émile de Girardin. Raison de plus pour que je constate ici combien j’apprécie cet esprit, fait de lumière et de courage. Émile de Girardin, quelque réserve que chacun puisse ou veuille faire, est un des hommes qui honorent la presse contemporaine ; il unit au plus haut degré la dextérité du combattant à la sérénité du penseur.

J’allai à lui et je lui demandai :

— Vous reste-t-il quelques ouvriers à la Presse ?

Il me répondit : – Nos presses sont sous le scellé et gardées par la gendarmerie mobile, mais j’ai cinq ou six ouvriers de bonne volonté, on peut tirer quelques placards à la brosse.

— Eh bien, repris-je, imprimez nos décrets et nos proclamations. – J’imprimerai, répondit-il, tout ce qui ne sera pas un appel aux armes.

Il ajouta en s’adressant à moi : – Je connais votre proclamation. C’est un cri de guerre, je ne puis imprimer cela.

On se récria. Il nous déclara alors qu’il faisait de son côté des proclamations, mais dans un sens différent du nôtre. Que selon lui, ce n’était pas par les armes qu’il fallait combattre Louis Bonaparte, mais par le vide. Par