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Baudin, aidé de Gindrier et de Dutèche, monta le cadavre au quatrième étage, où Baudin demeurait. C’était une maison neuve et il n’y habitait que depuis quelques mois.

Ils le portèrent dans sa chambre, qui était en ordre et telle qu’il l’avait quittée le 2 au matin. Le lit où il n’avait pas couché la nuit précédente n’était pas défait. Un livre qu’il lisait était resté sur sa table, ouvert à la page où il s’était interrompu. Ils déroulèrent le suaire, et Gindrier lui coupa avec des ciseaux sa chemise et son gilet de flanelle. Ils lavèrent le corps. La balle était entrée par l’angle de l’arcade de l’œil droit et sortie par le derrière de la tête. La plaie de l’œil n’avait pas saigné. Il s’y était formé une sorte de tumeur ; le sang avait coulé à flots par le trou de l’occiput. On lui mit du linge blanc, on lui fit un lit blanc et on le coucha, la tête sur son oreiller, la face découverte. Les femmes se lamentaient dans la chambre à côté.

Gindrier, déjà, avait rendu le même service à l’ancien constituant James Demontry. En 1850, James Demontry mourut, proscrit, à Cologne. Gindrier partit pour Cologne, alla au cimetière et fit exhumer James Demontry. Il fit extraire le cœur, l’embauma et l’enferma dans un vase d’argent qu’il apporta à Paris. La réunion de la Montagne le délégua avec Chollet et Joigneaux pour porter ce cœur à Dijon, patrie de Demontry, et lui faire des funérailles solennelles. Ces funérailles furent empêchées par ordre de Louis Bonaparte, alors président de la République. L’enterrement des hommes vaillants et fidèles déplaisait à Louis Bonaparte ; leur mort, non.

Quand Baudin fut couché sur son lit, les femmes rentrèrent, et toute cette famille, assise autour du cadavre, pleura. Gindrier, que d’autres devoirs réclamaient, redescendit avec Dutèche. Un rassemblement s’était formé devant la porte.

Un homme en blouse, le chapeau sur la tête, monté sur une borne, pérorait et glorifiait le coup d’État, le suffrage universel rétabli, la loi du 31 mai abolie, « les vingt-cinq francs » supprimés ; Louis Bonaparte a bien fait, etc. – Gindrier, debout sur le seuil de la porte, éleva la voix : – Citoyens, là-haut est Baudin, représentant du peuple, tué en défendant le peuple ! Baudin, votre représentant à tous, entendez-vous bien ! Vous êtes devant sa maison, il est là qui saigne sur son lit, et voilà un homme qui ose ici applaudir son assassin ! Citoyens, voulez-vous que je vous dise le nom de cet homme ? Il s’appelle la Police. Honte et infamie aux traîtres et aux lâches ! Respect au cadavre de celui qui est mort pour vous !

Et, fendant l’attroupement, Gindrier prit au collet l’homme qui venait de parler, et, lui jetant son chapeau à terre d’un revers de main, il cria : — Chapeau bas !